L'anatomie d'une décision prise au quotidien par un officier subalterne en
Irak
21 décembre 2003
es formations américaines en Irak sont confrontées à un
environnement complexe et incertain, dans lequel les soldats sont appelés à
faire en quelques secondes des choix décisifs. Le récit d'un premier-lieutenant
traduit ci-dessous le souligne.
Ce matin, j'ai jeté mon dévolu sur un convoi qui faisait une
courte sortie pour charger de l'eau en bouteille et des rations alimentaires,
ainsi que pour déposer et reprendre des soldats à la clinique médicale de la
brigade. Je voulais y aller moi-même pour rendre une visite aux soldats blessés
la nuit passée, et parler au bureau des affaires publiques [c'est-à-dire
l'organisme chargé de la communication avec les médias, note du traducteur].
J'avais l'habitude de commander personnellement la plupart de ces convois, au
début de notre déploiement, mais après notre installation nous avons comme de
juste transmis le fonctionnement de routine aux sous-officiers supérieurs. Les
bonnes unités sont commandées par des officiers, mais fonctionnent grâce aux
adjudants !
«... Je me
serais retrouvé avec un camion armé, une équipe d'ambulanciers et un aumônier.
Pas vraiment la force que je rassemblerais pour rechercher un contact armé. »
L'adjudant responsable de la logistique a donc reçu sa
mission de ma part et du S4 du bataillon [soit le chef de la cellule
logistique selon la désignation standardisée OTAN, récemment adoptée en Suisse,
NDT] le soir précédent, et il s'est occupé de tout ce qui devait être fait
- aligner et préparer les véhicules avec les documents nécessaires. L'escorte
venait de la compagnie Bravo et était conduite par un E-7 très fort [un
sergent de 1ère classe, NDT]. Le fourrier se chargeait de la mission eau et
rations, assisté par plusieurs sous-officiers ravitaillement de l'unité.
L'ambulance savait exactement quoi faire et où aller avec les transferts
médicaux. Et l'escorte de camions armés savait comment nous amener là-bas et
nous ramener en sécurité, et elle était bien drillée en cas de contact. Le
contrôle des radios et des équipements avait été fait à temps. Tout ce que
j'avais à faire consistait donc à obtenir le dernier bulletin rens du centre de
commandement et participer au transport. J'étais très satisfait.
Cinq secondes pour décider
J'ai donc sauté sur le siège passager d'un humvee qui
devait faire partie du convoi. L'aumônier conduisait. Il le fait fréquemment,
car il ne porte pas d'arme, et cela laisse quelqu'un d'autre - qui en porte une
- libre de tirer. Bien que plusieurs véhicules du convoi avaient des radios, ce
humvee n'en avait pas, et j'étais donc privé de liaison si quelque chose se
passe en cours de route. Mais tout allait bien, et nous avons franchi les
portes au son métallique des mouvements de charge.
Je ne sais pas si je peux décrire le sentiment que procure
le fait d'entendre un véhicule plein de passagers qui tous, et simultanément,
fixent leur magasin et font un mouvement de charge. J'ignore si je
l'appellerais un rituel au sens religieux - c'est un geste purement pratique.
Mais il a clairement pour effet de préparer l'esprit.
En chemin, nous sommes passés par une intersection sur les
rives de l'Euphrate, avec plusieurs stands de fruits et légumes sous un point.
Lorsque mon véhicule situé à l'arrière du convoi approcha du virage, j'ai vu un
homme se retourner et revenir vers la foule, derrière l'un des étals. Il était
habillé d'un manteau, avec une écharpe rouge autour de la tête à la mode
palestinienne, et il avait un AK-47 sans crosse sur son épaule comme s'il
portait une canne à pêche.
Il n'y avait rien sur lui pour l'identifier comme un
policier ou un garde de sécurité, et qui donc l'autorisait à porter une arme de
type militaire. Je n'avais pas non plus encore vu de policier portant un
keffieh. Il s'éloignait de nous. Il nous tournait le dos, et ne constituait pas
en soi une menace immédiate.
Mon premier réflexe était de sauter du véhicule et de le
capturer, en hurlant « kiff !!! »
(« Halte !!! »). Mais c'est problématique dans un véhicule privé
de communications. Si j'en sortais, les deux véhicules derrière moi
s'arrêteraient, mais le reste de convoi aurait continué à rouler et je me
serais retrouvé avec un camion armé, une équipe d'ambulanciers et un aumônier.
Pas vraiment la force que je rassemblerais pour rechercher un contact armé.
J'étais également inquiet par le risque d'être pris de flanc
par l'un de ses amis invisibles. Si cet homme est un voleur, il ne travaille
pas seul.
Mon deuxième réflexe était de l'abattre sur place, tout de
suite. Mais c'était une idée stupide. Je n'avais pas un angle de tir dégagé.
J'aurais dû tirer de la main gauche. J'étais dans un véhicule en mouvement. Il
se tenait près d'un marché. Il y avait des enfants autour, et si j'avais tiré,
tous les autres auraient pu tirer sauvagement dans la même direction, et nous
aurions eu une situation comme Falloujah sur les bras.
Je n'ai donc pas bougé, je l'ai gardé à l'œil, et j'ai dit
au soldat derrière moi de l'avoir à l'œil aussi - avec probablement trop
d'excitation, après coup - avant de rechercher ses potes. Quelques secondes
plus tard, j'ai réalisé qu'il ne faisait aucun effort pour dissimuler son arme,
alors qu'il aurait pu le faire. J'ai abaissé mon arme, j'ai scanné le passage
sous le pont et chaque emplacement où quelqu'un aurait pu se cacher, mais nous
avons laissé filer l'homme. Nous n'avons rien fait.
Le temps écoulé entre la détection et la décision de passer
à autre chose était d'environ 5 secondes, ou moins.
Lorsque nous sommes arrivés à la brigade, je suis entré dans
leur centre d'opérations et j'ai fourni un rapport à l'officier de
renseignements, afin qu'ils puissent envoyer une patrouille pour investigation.
La chose m'a poursuivi pendant plusieurs heures. Est-ce j'ai pris la bonne
décision ? Est-ce qu'un autre convoi va tomber dans une embuscade parce
que j'ai laissé filer ce type ? Est-ce qu'on y tombera pendant le trajet
du retour ?
J'ai en parlé plus tard à l'adjudant qui était derrière en
disant, « je ne sais pas… peut-être que j'aurais dû l'abattre sur le
champ. » J'ignore moi-même à quel point cette déclaration était
sérieuse et consciente. Mais l'adjudant m'a dit, « Non. On est pas des
gosses. C'est quelque chose qu'un gosse débile de la 82e aurait fait, et vous auriez
provoqué un massacre, parce que tout le monde aurait tiré dans la même
direction. »
Il avait raison. J'ai découvert plus tard qu'il
s'agissait d'un garde irakien qui travaille tout le temps à cette intersection.
Il porte un brassard, mais il l'avait apparemment recouvert ce jour-là par
inadvertance avec son pardessus. La décision de vivre et laisser vivre, dans ce
cas, s'est révélée être la bonne.
Cette fois-ci.
Texte original: Jason van Steenwyk, "Anatomy of a Decision", Iraq Now, 24.11.2003
Traduction et réécriture: Maj EMG Ludovic Monnerat