Comment les défenseurs suicidaires de Bagdad ont péri en masse dans le raid d'une brigade blindée
21 avril 2003
a prise de Bagdad en quelques jours et au prix de rares pertes dans les rangs de la coalition a suscité l'incompréhension, ainsi que des rumeurs de négociation. Mais ce sont bien les raids mécanisés américains qui ont infligé des pertes énormes aux défenseurs suicidaires de la capitale. Un reporter du Telegraph incorporé à la 2e brigade de la 3e DI en témoigne.
Plus tard, bien plus tard, le lieutenant-colonel Stephen Twitty, commandant du 3e bataillon du 15e d'infanterie, a regardé la carte de Bagdad. "Objectifs Curly, Larry et Moe – on les a nommés d'après les Three Stooges. Ces trois intersections vont entrer dans l'histoire. Ce furent trois batailles infernales."
«... Les hommes n'avaient aucune idée des 10 heures de combats désespérés qui les attendaient contre des soldats ennemis suicidaires. »
Alors qu'ils roulaient au nord le long de l'autoroute 8 en direction des banlieues sud de Bagdad, les hommes n'avaient aucune idée des 10 heures de combats désespérés qui les attendaient contre des soldats ennemis suicidaires – pour la plupart des Syriens résolus à faire leur jihad au lieu des troupes irakiennes régulières. Ils ne savaient pas que cette victoire permettrait à une seule brigade d'infanterie de capturer la capitale irakienne en un jour.
Tout ce qu'ils savaient, c'est que la compagnie de chars Bravo appartenant à la 2e brigade de la 3e division d'infanterie américaine devait tenir une jonction routière essentielle ("Larry") au sud de Bagdad. La compagnie d'infanterie mécanisée Alpha tiendrait une autre jonction – "Moe" – au nord. Pendant ce temps, le bataillon établirait son poste de commandement à "Curly", un croisement environ 2 miles au sud de Larry.
Des vagues d'assaillants
Le capitaine Dan Hubbard, un vétéran de "Desert Storm" âgé de 34 ans qui menait ses chars de combat au nord, affirmait avoir perdu depuis longtemps le trac qui précède le combat. Il y avait toutefois bien assez pour inquiéter un soldat moins expérimenté. Les rues étaient jonchées de voitures irakiennes calcinées, de camions et de canons antiaériens abandonnés. Des flammes léchaient le bas d'un immeuble de trois étages. Un Irakien couvert de sang était étendu sur le côté de la route. Il se retourna, prit sa tête entre ses mains et cessa de bouger. Il était à peine vivant.
Les hommes de la compagnie Bravo ont été attaqués bien avant d'atteindre Larry, une intersection située près d'un pont automobile. Il était impossible de savoir d'où venaient les tirs. Un char de combat Abrams d'une autre unité, endommagé par le feu ennemi, se profila pendant qu'ils continuèrent à avancer.
A environ 0720, la compagnie parvint à Larry et subit immédiatement une attaque de lance-roquettes antichars RPG. Le lieutenant Hunter Bowers, qui à 23 ans conduisait la section Blanche, fut le premier à la radio. "Mon char de tête a été touché. Il est en feu au sommet du toboggan."
Lorsque les flammes se propagèrent à l'arrière de la tourelle, les munitions à l'intérieur commencèrent à exploser. Grâce aux portes renforcées du compartiment à munitions, le sergent EM James Lawson et son équipage réussirent finalement à s'échapper, en arrosant les flammes avec des extincteurs. Les hommes étaient vivants, salement secoués, mais toujours aptes au combat.
Pendant les 10 heures suivantes, il n'auraient pas d'autre choix. Vague après vague, des soldats en apparence suicidaires au volant de voitures civiles, de camions et même de bus, armés seulement d'AK-47 et de RPG, se jetaient littéralement sur les chars américains. Ces combattants étaient en grande partie syriens. "Ils roulaient droit sur vous à 110 km/h, l'un après l'autre", raconte le lieutenant Mike Martin, âge de 24 ans. "Ils voyaient une douzaine au moins d'autres voitures déjà en feu, mais cela ne les arrêtait pas."
Le lieutenant-colonel Twitty s'était lui-même placé dans l'objectif Larry au meilleur endroit pour pouvoir contrôler la bataille. A la place, ce commandant surnommé par ses hommes "le John Wayne noir", dut coordonner trois combats séparés tout en prenant son tour à la tourelle d'un véhicule de combat d'infanterie Bradley, arrosant les essaims d'attaquants avec son canon de 25 mm. "Ils fondaient sur nous comme des abeilles", raconte Twitty, qui est originaire de Caroline du Sud. "On en tuait un paquet et davantage apparaissaient. C'était la chose la plus incroyable."
A 1100, après 4 heures de combat, le lieutenant Bowers avertit que la fumée des véhicules en feu empêchait de voir les attaquants. "Nous ne pouvons rien identifier jusqu'à 300-400 mètres", dit-il à la radio. "A ce moment, ils sont déjà sur nous."
Des sapeurs s'avancèrent dans leurs véhicules blindés du génie – ACE, pour Armoured Combat Earthmover – pour déplacer les épaves, afin de donner aux chars un secteur de feu dégagé et de permettre aux véhicules d'autres unités de reprendre la poussée.
Le sergent Jason Reis, de 23 ans, revint avec son ACE arborant cinq bosses où les balles des AK-47 n'avaient pas réussi à pénétrer. Des jours plus tard, il était toujours choqué – mais pas par les balles. "Il y avait des cadavres qui brûlaient", explique-t-il. "On pouvait les sentir et on devait les dégager de notre chemin. Des bras et des jambes gisaient sur la route."
Les soldats sur l'objectif Moe rencontraient une résistance tout aussi intense. "Nous avions 4 chars [Abrams, note du traducteur], 10 Bradleys et 7 transporteurs de troupes [donc sans doute des M-113, NDT]", a déclaré le premier-sergent Jeff Moser, âgé de 35 ans. "Presque chaque véhicule a reçu trois ou quatre impacts de RPG. Ils étaient partout. Ils tiraient même à partir d'une mosquée. On s'est battu toute la journée et toute la nuit, et on a dégommé environ 300 soldats ennemis. Ils venaient à pied par vagues, par groupes de trois. C'était presque comique. Ces types essayaient d'éviter les obus explosifs de 25 mm des Bradleys, qui fauchent tout sur un rayon de 5 mètres."
Le combat était encore plus violent à l'objectif Curly, censé être un endroit relativement sûr pour le centre d'opérations tactique du bataillon, et il impliqua environ 80 hommes : des officiers d'état-major, une section d'infanterie et quelques éclaireurs, qui avaient quatre Bradley et quelques véhicules d'exploration [donc des Humvee, NDT] armés de mitrailleuses calibre .50.
Dès l'instant où ils étaient arrivés, ils avaient dû affronter 600 combattants fanatiques et bien retranchés. Les sergents de la logistique, qui n'avaient jamais imaginé devoir faire feu frénétiquement avec leurs armes, se retrouvèrent à tirer pendant des heures. Même l'aumônier du bataillon, Steve Hommel, finit par épauler un fusil d'assaut M-16.
Le sergent-major "Blackhawk Bob" Gallagher, un ancien membre des forces spéciales et vétéran de la célèbre mission "Black Hawk Down" en Somalie, rappela rapidement son deuxième surnom, "l'aimant à métal". Un RPG explosa tout près, lui infligeant une blessure par éclat à la cheville qui s'ajouta à la collection commencée à Mogadiscio – des blessures par balles dans les deux bras et un éclat dans le dos. Agé de 40 ans, Gallagher resta debout et continua de tirer, en ignorant les infirmiers qui lui pansaient la jambe.
Epuisement et inquiétude
Malgré l'opposition fanatique, le lieutenant-colonel Twitty ordonna à ses hommes de suivre les règles d'engagement normales, en tirant des coups de semonce pour éviter des pertes en non combattants. "C'est des conneries", jura un lieutenant. "Ce n'est pas le moment de finasser."
Alors que le bataillon de Twitty se battait pour garder ouverte la route de la poussée, d'autres unités de la brigade fonçaient sur Bagdad. A 0900, ils avaient sécurité leur objectif hautement symbolique : le palace principal de Saddam et son terrain de manœuvres. Mais à Curly, Larry et Moe, les combats ne montraient aucun signe de ralentissement.
Les infirmiers et les mécaniciens se déplacèrent jusqu'à ce qui avait été une station d'essence, et qui n'était maintenant qu'un amas de débris [donc pour y établir un poste de secours sanitaire, de ravitaillement et de réparations, NDT]. Au fil de la journée, c'est là que les hommes commencèrent à arriver épuisés et inquiets, au lieu de l'armée tranquille et sûre d'une victoire rapide.
Le sergent EM Lawson se retourna, le visage non plus rouge mais recouvert des débris noirâtres visibles sur son char après avoir reçu un coup de RPG. Il souffla des joues et secoua la tête. Le jour précédent, la guerre était encore une aventure, selon les termes de Lawson "une poussée d'adrénaline."
Le capitaine Hubbard arriva pour refaire le plein de ses chars, son canon décoré avec le nom de son épouse, Rhonda Denise. Il déblaya des centaines de douilles de mitrailleuses comme un automobilistes vidant un cendrier. "C'est une maison de fous", dit-il. Puis il repartit.
Un seul body bag gisait sur l'herbe, alors que dans un poste de secours improvisé le capitaine Mike Cutler, le médecin du bataillon, s'occupait des vivants. Le soldat Chris Nauman, de 20 ans, était couché sur un brancard avec une blessure au genou. Que ce soit l'effet de la morphine ou du choc, il ne pouvait cesser de répéter son histoire. "Nous avons pris des balles. J'ai planqué mon pote et j'ai pris quelque chose dans la jambe. Mon pote, il se bat toujours. Ils se battent tous. J'ai lâché mon M-16, mais il était hors de question de laisser mon fusil à pompe. J'ai retiré la sûreté durant tout le chemin sur ce brancard. Ce type a surgi à 1 mètre. Je me suis juste penché sur le brancard pour tirer – il y a eu un 'boom' et je l'ai eu."
Les informations arrivaient peu à peu sur ce qu'il se passait dans d'autres parties du champ de bataille. Un élément arrière du commandement de la brigade avait été touché par un missile, avec 17 touchés. Trois soldats et deux reporters étaient morts, et deux autres soldats grièvement blessés.
Les véhicules américains commençaient à épuiser à la fois leur carburant et leurs munitions sans que l'attaque ennemie ne montre le moindre signe d'affaiblissement. "Nous n'avions pas le choix", affirme le chef Angel Acevedo, un technicien de maintenance âgé de 36 ans qui avait essayé de ravitailler l'unité. "Deux chars étaient à court de munitions. Nous devions y aller, mais ils nous ont pris en embuscade sur la route, et c'était une bonne embuscade."
Le chef Acevedo était dans un transporteur de troupe lorsque son ami, le sergent EM Robert Stever, fut touché et tué alors qu'il combattait l'ennemi avec sa mitrailleuse. "Il est mort en faisant ce qu'il avait à faire, tirer, faire son devoir", a dit Acevedo. "C'était un bon type, un homme heureux. Il avait une fille de 11 ans."
Plus tard, le lieutenant-colonel Twitty a fourni quelques statistiques prudentes sur la bataille. Ses quelque 750 hommes avait affronté 900 combattants ennemis. Les seules pertes américaines étaient les deux hommes tués dans l'embuscade du convoi de ravitaillement. Le bataillon avait en outre compté 30 blessés.
La radio ne se calma pas avant 1945. Des combats sporadiques continuèrent durant toute la nuit, ainsi que les jours suivants. Les Américains, cependant, ont continué à tenir le palace de Saddam. Curly, Larry et Moe étaient aussi tenus, à un prix très lourd pour les Irakiens et les Syriens. Twitty a souligné que seuls 50 ennemis avaient été faits prisonniers. "Ils ont préféré mourir", a-t-il dit. "Nous avons tué la plupart de ceux qui nous faisaient face."
Dans notre transporteur de troupe, le sergent EM Bradley Leone, un rude soldat de 35 ans, méditait à haute voix : "Tous ces Syriens. Personne ne va dire à leurs femmes et à leurs familles qu'ils sont morts. Et ils ne pourront même retourner chez eux."
Texte original: Adam Lusher, "The 10-hour battle for Curly, Larry and Moe", The Telegraph, 13.4.03
Traduction et réécriture: Maj EMG Ludovic Monnerat