L'expérience française en Afghanistan montre que l'interopérabilité se pratique à deux
8 décembre 2002
ne flotte internationale a été assemblée pour l'opération "Enduring Freedom". La contribution française à cet effort a été nommée opération Héraclès, et elle a mis à jour certaines difficultés résultant de l'approche américaine en matière de coalition armée.
Une semaine après les attaques sur le World Trade Center et le Pentagone, le président français Jacques Chirac était le premier leader mondial à venir à Washington pour apporter son soutien au président Bush. Dans les mois qui ont suivi, l'Armée de l'Air française a établi deux aérodromes près de l'Afghanistan en vue d'opérations conjointes avec les transporteurs C-17 et les chasseurs-bombardiers F/A-18 américains.
Le Marine nationale a rejoint les groupes aéronavals US avec un groupe construit autour de son nouveau porte-avions, le Charles-de-Gaulle. L'Armée de Terre a sécurisé l'aéroport de Mazar-i-Sharif à la demande des Etats-Unis, et ensuite l'aéroport de Kaboul pour la force de maintien de la paix internationale. Dans les cieux, des satellites militaires français ont été repositionnés pour la surveillance et les transmissions au-dessus de ce qui reste un point chaud global.
«... Les commandants alliés ont découvert que le partenaire dirigeant de l'alliance utilisait des systèmes et procédures propres pour coordonner les opérations. »
Peu de nations peuvent suivre le rythme des Etats-Unis à une telle échelle. Parmi les 17 pays qui participent à l'opération "Enduring Freedom", la France a fourni plus d'un tiers des soldats alliés dans le cadre de l'opération "Héraclès", et elle y a envoyé un quart de ses forces selon le Département d'Etat américain. Les avions français ont effectué 10% des heures de vol de la coalition jusqu'à la fin juin, et leurs chasseurs ont fourni un appui aérien rapproché aux forces spéciales US – les seuls à mériter cette mission prestigieuse. En y ajoutant les nombreuses reconnaissances et d'autres missions discrètes attribuées au groupe naval français, on a la preuve selon un général français d'une solide relation de travail, de l'interopérabilité et du respect partagé entre les deux forces armées.
Jouer un tour aux Alliés
Mais la chose ne serait pas typique de la longue et parfois frustrante relation entre la France et les Etats-Unis s'il n'y avait pas une sorte de rouerie française. En Afghanistan, toutefois, ce sont les Américains qui ont fait joué un mauvais tour, avec une politique clairement unilatérale pour mener la coalition. Les commandants alliés ont découvert que malgré des années d'entraînement à l'interopérabilité selon les lignes directrices de l'OTAN, le partenaire dirigeant de l'alliance utilisait des systèmes et procédures propres aux USA pour coordonner les opérations de "Enduring Freedom". Pour faire une analogie avec l'informatique, les commandants français ont réalisé qu'ils avaient apporté des équipements MacIntosh pour fonctionner sur des systèmes propriétaires Microsoft. "Dans le cadre d'une coalition, cela n'est pas très bon", déclare le général de l'Armée de l'Air Jean-Patrick Gaviard, G3 à l'état-major interarmées français. "Un certain degré d'interopérabilité était en jeu. Le succès de ces opérations est la preuve que cela a fonctionné. Mais il est essentiel que les forces alliées partagent le même standard d'équipement, et cela n'était pas le cas."
Lorsqu'ils sont arrivés au Centre d'opérations aériennes multinational (Combined Air Operations Center, CAOC) pour "Enduring Freedom" d'Al Kharj, en Arabie Saoudite, les officiers français des opérations aériennes n'ont pas trouvé des consoles reliées au système familier Integrated Command and Control (ICC) de l'OTAN, mais quelque chose de nouveau appelé Theater Battle Management Core Systems (TBMCS). Les pilotes des chasseurs-bombardiers français utilisant des canaux radios à évasion de fréquence HAVE QUICK ne pouvaient pas capter les communications des formations terrestres utilisant un cryptage américain. Et le courrier électronique ne fonctionnait pas entre les navires, jusqu'à ce que des équipes américaines montent à bord des bateaux français et reconfigurent leurs serveurs ainsi que les protocoles d'adressage.
«... Les pilotes des chasseurs-bombardiers français ne pouvaient pas capter les communications des formations terrestres utilisant un cryptage américain. »
Les vaisseaux US de la flotte du Pacifique ne sont pas équipés selon les standards OTAN de l'interopérabilité, a noté le général Gaviard. "L'OTAN est notre référence", explique-t-il à propos des forces françaises. "Mais pour les Etats-Unis, c'est seulement une petite partie de leur monde. Ce n'est pas impossible de travailler ensemble, juste plus compliqué."
Le facteur humain s'est révélé être la meilleure solution pour surmonter les complications techniques survenues entre les deux marines. Le capitaine Hubert de Bremond d'Ars a rapporté dans la magazine de la Marine nationale Cols Bleus que "le détachement d'officiers de liaison est devenu une routine indispensable dans l'Océan Indien, où les flottes orientale et occidentale des Etats-Unis se sont rejointes et rechignaient à appliquer les procédures de l'OTAN."
L'officier chargé de la conception du réseau de communication satellitaire français pour l'opération était plus direct : "Il faut être deux pour interopérer", affirme le capitaine Gianfranco Tantandini de l'Armée de l'Air. "Les Américains ne veulent pas fonctionner ainsi. Ce n'est pas à moi de le dire, mais les Etats-Unis, que j'aime beaucoup, ne montrent pas une vraie volonté ou un intérêt réel à être interopérables."
En reprenant un ton diplomatique, le général Gaviard qualifie les décisions prises par les Etats-Unis de "parfaitement compréhensibles", et estime que l'approche choisie pour la conduite de "Enduring Freedom" est reconnue dans le cadre de travail de l'OTAN. La France pourrait bien utiliser ce modèle dans une intervention future, a-t-il ajouté. Dans le monde complexe et prudemment négocié de la coalition armée, l'OTAN nomme l'approche stratégique choisie par les Etats-Unis le modèle de la "nation directrice". Dans ce cas, une nation menacée se défend elle-même, pendant que les alliés désireux d'appuyer ses efforts placent leurs forces sous son commandement. Les deux autres choix créés par l'OTAN sont d'utiliser soit le modèle du "cadre de travail national", dans lequel jusqu'à 4 nations partagent la prise de décision, ou le modèle de la "coalition générale" mêlant jusqu'à 20 nations dans la structure de commandement.
La décision américaine de mener la campagne d'Afghanistan selon le modèle de la nation directrice était lourde de sens. Suite aux attaques du 11 septembre 2001, les membres de l'OTAN ont invoqué l'article 5 du traité pour la première fois depuis ses 50 ans d'histoire – le mécanisme exigeant des membres de venir en aide à un autre membre. Mais les Etats-Unis ont décliné l'offre, ce qui a stupéfié les nations de l'OTAN. De manière plus significative encore, les Etats-Unis ont également renoncé à opérer selon les standards d'interopérabilité de l'OTAN, qui forment la référence-clé pour la doctrine, l'équipement et l'entraînement des forces armées européennes. Après une expérience gênante avec les règles de coalition de l'OTAN pendant les campagnes des Balkans dans les années 90, lorsque l'approbation unanime de 20 nations différentes était nécessaire pour chaque opération planifiée, le commandement américain a préféré faire cavalier seul en Afghanistan. "Qui m'aime me suive", conclut le général Gaviard.
Nouvelle coalition et nouveaux problèmes
En plus de l'opération Héraclès, les Français ont également participé la force internationale d'assistance sécuritaire (International Security Assistance Force, ISAF) constituée de 19 nations en accord avec la résolution 1386 des Nations Unies, afin de stabiliser Kaboul pendant que le gouvernement provisoire s'installe. Participer simultanément à deux opérations a posé des problèmes épineux aux états-majors français, et ceci à tous les niveaux : stratégique, opératif et tactique. Selon une évaluation préliminaire remise par le général Gaviard au Ministère de la Défense, le 27 juin, les problèmes auxquels la France a été confrontée comprenaient :
- L'intervention dans un secteur situé au-delà de la zone d'influence française ;
- Deux coalitions asymétriques avec deux nations directrices différentes ;
- Des centres de commandement dispersés, à Tampa, Paris, Kaboul et en Arabie Saoudite ;
- La séparation des forces, en particulier avec des forces terrestres loin de l'allonge du groupe naval et avec ce dernier loin des bases aériennes ;
- La projection et l'appui des forces exclusivement par transport aérien, ce qui n'est pas l'une des forces actuelles de la France.
«... Participer simultanément à deux opérations a posé des problèmes épineux aux états-majors français, et ceci à tous les niveaux : stratégique, opératif et tactique. »
Toujours marqués par leur médiocre performance en communication satellitaire durant la Guerre du Golfe, les Français sont fiers du bon fonctionnement des opérations en Afghanistan – et de leur chance. "C'était un effort remarquable", relève le capitaine Tantandini. "Entre la Guerre du Golfe, les engagements au Kosovo et maintenant l'Afghanistan, nous avons tiré des leçons significatives. Voici 11 ans, nos transmissions passaient par des canaux américains. Nous avons fait de gros progrès. C'est la première fois que nous avons mis en place quelque chose de si compliqué, avec tant de points d'ancrage."
Heureusement, Tantandini avait 3 satellites de communication militaire Syracuse à sa disposition pour son réseau, dont 2 à orbite modifiable. Ce coup de chance était du à un changement d'orbite satellitaire initié en octobre 2000 pour appuyer un tour du monde planifié pour le Charles-de-Gaulle à la fin 2001. Le 11 septembre, les plans ont été modifiés. Grâce à la couverture des satellites, souligne Tantandini, "j'avais seulement besoin de 3 antennes de stations terrestres pour être capable de retransmettre en France avec un débit de 1 mégaoctet par seconde. Cette capacité a contribué à résoudre le problème des centres de commandement dispersés, en permettant par exemple la vidéoconférence entre Tampa et Paris."
Les trois grandes stations terrestres servant de centres étaient situées sur la base permanente de Djibouti, à Al-Dhafra aux Emirats Arabes Unis, et sur la nouvelle base aérienne de Manas au Kirghizstan. Le Charles-de-Gaulle a servi de lien flottant pour le groupe de forces naval et transmettait également à 1 mégaoctet par seconde. "En-dessous de ces points centraux, nous avions des antennes plus petites, par exemple sur la base aérienne de Dushanbe au Tadjikistan", explique Tantandini. "Lorsque ces petites antennes sont reliées par satellite à la France, le maximum qu'elles peuvent donner est une transmission de 256 Ko par seconde. Si je prends la même antenne et la relie à l'une des stations terrestres, je peux monter jusqu'à 512. Ce n'est pas énorme, mais c'est déjà assez."
En mars, la liaison descendante à Kaboul envoyait en France des données à un taux 256 Ko/s, mais dès avril Kaboul transitait par Manas et transmettait à 384 Ko/s. "Le problème des navires, c'est qu'ils ont de très petites antennes", affirme-t-il. "S'ils utilisent le satellite pour atteindre la France, ils atteindront peut-être 128 Ko/s au maximum. Mais en utilisant le relais, nous retransmettons à Djibouti et le signal passe à 256, ce qui correspond à nos besoins. Seules trois nations peuvent faire cela. Les Américains sont capables de générer des taux de transferts supérieurs, parce qu'ils ont environ 3 fois plus de satellites. Mais ce que nous avons ici est supérieur à ce dont disposent les Britanniques, qui utilisent bien plus de satellites civils."
Construire sur l'expérience
Le général Gaviard est très clair sur un domaine de l'interopérabilité : "Les pilotes français ne vont en aucun cas combattre un objectif dans une mission d'appui aérien rapproché sans être en contact direct avec les forces au sol." Malgré l'obstacle que constituait l'usage de radios cryptées par les forces spéciales US, il a précisé que les pilotes français ayant engagé des munitions de précision au profit de formations terrestres durant l'opération Anaconda étaient en contact avec celles-ci. "Soit une unité américaine était équipée d'une radio à évasion de fréquence HAVE QUICK, soit nous parlions simplement sur des canaux ouverts". Le risque de voir les Taliban intercepter ou même comprendre les coordonnées était jugé très bas.
A Paris, la Délégation Générale pour l'Armement (DGA) évalue les résultats de l'Afghanistan dans la perspective de systèmes futurs. "Nous avons fait passablement de travail en matière d'interopérabilité avec des groupes de travail internationaux, en partant d'une vision globale pour descendre les échelons jusqu'au niveau technique", explique Yves Ober, le délégué de l'agence pour l'interopérabilité des systèmes. "Certains problèmes peuvent être résolus, mais d'autres peuvent se révéler insurmontables. Si les radios ne sont physiquement pas interopérables aux plus bas échelons, cela implique un travail considérable."
Le nouveau Système de Radio Tactique Interarmées (Joint Tactical Radio System) doté d'un logiciel reprogrammable, en cours de développement par les USA avec des partenaires européens, pourrait régler la plupart des problèmes survenus en Afghanistan.
Le retour sans dommage du Charles-de-Gaulle à Toulon le 1er juillet, après sa première mission opérationnelle, a été célébré par le Président Jacques Chirac qui a promptement appelé à la construction d'un deuxième porte-avions, afin que la France puisse maintenir une présence navale permanente sur les points chauds. Avec un gouvernement issu de sa propre majorité pour les 5 prochaines années, Chirac a ordonné une modification de la loi de programmation militaire 2003-2008, et près d'un milliard de dollars a été injecté dans le budget courant pour lancer des programmes gelés par le gouvernement précédent. S'appuyant directement sur les leçons tirées en Afghanistan, les chefs d'état-major français ont immédiatement ordonné la construction d'un nouveau centre de commandement à Paris, situé plus près des ambassades et du bureaux du Ministère pour mieux coordonner la planification stratégique militaire.
Observer les militaires français en action doit être fascinant et révélateur pour les Américains, qui peuvent voir des concurrents partir en guerre. La question ouverte est de savoir jusqu'à quand la France pourra maintenir ce que son Assemblée nationale nomme fièrement "une capacité militaire nationale indépendante et autonome". Dans l'intervalle, les Français ajoutent un quatrième modèle de guerre coalisée à leur répertoire : US only.
Texte original: John Brosky, "It Takes Two To Interoperate", Journal of Electronic Defense, August 02
Traduction et réécriture: Cap Ludovic Monnerat