La Suisse peut-elle encore longtemps
priver son armée d’avions de transport ?
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23 janvier 2005
a récente tragédie en Asie du Sud, en replaçant le rapatriement de citoyens en détresse et le transport d’aide humanitaire sur la scène médiatique, remet en cause le récent refus du Conseil National d’approuver l’achat par l’armée de 2 avions de transport.
Parmi les images marquantes de la catastrophe survenue en Asie du Sud figurent celles des helicoptères survolant les régions coupées du monde pour y distribuer des vivres, après avoir décollé de navires de guerre ou d’aéroports jonchés de biens divers, ou celles des avions de transport militaires déchargeant des produits de première nécessité dans le cadre d’un pont aérien multinational incessant. La destruction de 80% des voies de communication terrestres et l’inaccessibilité des ports, sur l’île de Sumatra, ont ainsi exigé un ballet aérien de grande ampleur : à la mi-janvier, l’aéroport de Banda Aceh connaissait 200 mouvements par jour contre 3 à 4 en temps normal, alors que la flotte d’hélicoptère présente dans la région occasionnait plus de 120 sorties.
«... Les avions de transport militaires modernes sont des outils directement utiles à la conduite stratégique du pays en offrant des options crédibles au Gouvernement. »
L’intervention des armées étrangères sur territoire indonésien et sri-lankais est justifiée par la situation dramatique des populations locales, mais aussi par le fait que les moyens civils mis en place avec lenteur par l’ONU ne sont pas encore en mesure de fournir les prestations vitales des contingents militaires. Toutefois, les armées ont également dû intervenir pour répondre aux besoins de leurs propres citoyens, souvent blessés ou démunis dans les régions touchées par le gigantesque raz-de-marée. En d’autres termes, les moyens de transport aérien à longue distance des armées sont aujourd’hui employés aussi bien pour déployer des contingents ou du matériel que pour rapatrier des ressortissants.
L’importance du levier aérien
L’évacuation de citoyens nationaux menacés ou en détresse constitue de nos jours une réalité incontournable : le développement du tourisme extracontinental, la mobilité accrue des populations et la globalisation de l’information quotidienne amènent de plus en plus souvent les Gouvernements occidentaux à entreprendre les démarches nécessaires au rapatriement, à la recherche voire au sauvetage de leurs ressortissants. Compte tenu des problèmes de sécurité et de la diversité des expatriés dans une région donnée, ces opérations sont généralement effectuées par des moyens militaires en coopération multinationale, en s’appuyant autant que possible sur les infrastructures et les vols civils disponibles.
Le cas de l’Asie du Sud est à cet égard éclairant. Avec environ 5000 touristes dans la zone touchée par le tsunami, la France a déployé un jour après la catastrophe un Airbus A310 de l’Armée de l’Air pour transporter du personnel et du matériel spécialisés, et offrir au retour 185 places pour des citoyens français en détresse ; deux vols de ce type ont été mis sur pied, et ils ont notamment évacué une trentaine de Français blessés. Avec environ 8000 vacanciers concernés, l’Allemagne a pour sa part engagé 2 A310 médicalisés de la Bundeswehr, et un troisième en version passagers, pour le rapatriement de ses ressortissants ; plus de 130 blessés ont été transportés. La Belgique, l’Espagne, la Hollande, l’Italie ou encore la République Tchèque ont également employé des avions militaires – principalement des A310 – pour rapatrier leurs ressortissants.
Plusieurs évacuations de citoyens menacés ont eu lieu ces dernières années, et celle de Côte d’Ivoire est encore dans les mémoires. Suite à l’aggravation soudaine de la situation, au début de novembre 2004, près de 9000 ressortissants étrangers – en majorité français, mais de 63 nationalités différentes – ont été évacués du pays dans un contexte de violence et d’exactions. Le contrôle de l’aéroport d’Abidjan a permis à la France d’organiser un pont aérien avec des appareils d’Air France et d’évacuer 5000 citoyens par des vols réquisitionnés, alors que 1000 autres personnes ont quitté le pays en empruntant des moyens privés. Cependant, d’autres nations ont eu recours à leur aviation militaire pour évacuer plus sûrement leurs ressortissants : l’Allemagne (1 A310), la Belgique (1 Lockheed C-130), le Brésil (1 C-130 avec 13 membres des forces spéciales), l’Espagne (1 Boeing 707), la Grande-Bretagne (plusieurs C-130), la Hollande (1 KDC-10 via Dakar) ou encore l’Italie (1 C-130 via Accra).
Dépourvue de tout avion de transport, l’armée suisse est clairement démunie : ce ne sont pas son Falcon et ses 2 Learjets qui lui permettent de procéder à des évacuations de citoyens menacés, alors même que le Rapport sur la politique de sécurité 2000 du Conseil fédéral exige d’elle une telle capacité. Du coup, le Département fédéral des affaires étrangères doit négocier un appui et improviser des solutions pour chaque évacuation, comme tout au long des années 90, mais sans la coopération privilégiée qui existait avec Swissair. En Côte d’Ivoire, où une centaine de citoyens suisses ont demandé à être évacués, des avions français, allemands, hollandais et italiens les ont embarqués, avant que le DFAE affrète finalement un Boeing MD90 de la compagnie Hello, qui a ramené 42 Suisses et 90 Français à Bâle-Mulhouse. En Asie du Sud, si les avions-ambulances de la REGA ont pris en charge 61 blessés suisses, plusieurs autres ont été rapatriés par des A310 militaires allemands et français. Cette solidarité internationale est certes bienvenue, mais elle reste à sens unique.
Les nations européennes ont cependant des difficultés assez proches en matière de déploiement, notamment sur une longue distance comme en Asie du Sud (plus de 10'000 km). La France, par exemple, a dû louer 1 avion géant Antonov AN-124 pour transporter 4 hélicoptères Super Puma en Indonésie – tout comme la Suisse – et 2 Ilyouchine Il-76 pour en faire de même avec les moyens logistiques de son contingent ; ce dernier a été transporté par A310, alors qu’un Transall C-160 a transporté un Super Puma de Djibouti à l’Indonésie. L’Allemagne a également loué des appareils pour déployer un hôpital de campagne à Banda Aceh, tout comme l’Autriche pour son détachement logistique au Sri Lanka et le Danemark pour son hôpital de campagne. En revanche, l’Espagne a employé ses propres avions pour déployer son détachement sanitaire et logistique en Indonésie : 3 Casa CN-235 qui ont fait escale en Crète, au Koweït, à Dubai, à Bombay et à Madras, et 2 C-130 qui ont passé par Le Caire, Oman et Madras.
De fait, les armées européennes considèrent aujourd’hui comme prioritaire l’augmentation massive de leurs capacités de transport aérien, qui n’ont pas vraiment été renouvelées depuis les années 60. Le projet majeur à cet égard est l’avion de transport moyen Airbus A400M, commandé à 180 exemplaires, dont 60 pour l’Allemagne, 50 pour la France et 27 pour l’Espagne ; d’autres appareils ont également la cote, comme la dernière version du C-130 Hercules (25 pour la Grande-Bretagne et 22 pour l’Italie), le C-27J Spartan italo-américain (12 pour l’Italie et 12 pour la Grèce) et le C-295M espagnol (9 pour l’Espagne et 8 pour la Pologne). La Grande-Bretagne a eu recours au leasing pour employer 4 porteurs lourds C-17. Même les petites nations suivent le mouvement : le Danemark a acheté 4 C-130 neufs, l’Autriche 3 autres d’occasion, la Belgique a commandé 7 A400M et le Luxembourg un exemplaire. Le tableau ci-dessous résume les acquisitions et commandes récentes d’avions de transport militaires en Europe.
Ce contexte rend incompréhensible la décision du Conseil National, réitérée avant Noël, de retrancher du programme d’armement 2004 les 2 petits avions de transport C-295M demandés par le Conseil fédéral. En temps normal, les missions de maintien de la paix à l’étranger exigent aujourd’hui déjà au moins 1 vol par semaine entre Bâle-Mulhouse et Dakovica ou Pristina au Kosovo ; on se rappelle que l’opération ALBA, l’engagement de 3 Super Puma pendant presque 4 mois en Albanie, avait nécessité la location d’un CN-235 à l’armée espagnole pour effectuer 95 rotations Suisse-Albanie et transporter 1321 passagers ainsi que 160 tonnes de matériel. Mais les urgences humanitaires actuelles et futures justifient encore davantage un investissement de 109 millions pour transporter des biens de première nécessité, déployer des contingents et rapatrier des citoyens menacés, c’est-à-dire sauver et préserver des vies dans les situations de crise.
Les avions de transport militaires modernes sont les mieux adaptés à ces missions en raison de leur polyvalence : le C-295M est par exemple capable de transporter au choix 66 personnes, 24 blessés sur civière, 3 véhicules légers ou 9 tonnes de matériel, mais il peut également atterrir sur une piste rudimentaire de 320 mètres et possède un dispositif de protection contre des missiles sol-air, ce qui lui permet d’intervenir au plus près d’une zone de crise. En d’autres termes, il s’agit d’un outil directement utile pour la conduite stratégique du pays en offrant des options crédibles au Gouvernement. Et on imagine mal comment la Suisse, dont les citoyens séjournent et résident de plus en plus nombreux à l’étranger, pourra longtemps s’en passer.
Lt col EMG Ludovic Monnerat
Vue d'ensemble des achats récents d'avions en Europe