L’armée suisse prise dans la tourmente
d’un entre-deux-guerres factice
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10 octobre 2004
ntre la publication d’un rapport critique sur l’organisation du DDPS, la remise en question de l’obligation de servir et les obstacles opposés à ses programmes d’acquisition et de construction, l’armée suisse vit une période pour le moins agitée. Pourtant, les tensions et les incertitudes qui en découlent ne diminuent en rien l’importance de ses activités présentes et futures.
L’hebdomadaire alémanique Facts a publié le 8 juillet dernier un dossier spécial sur l’armée, avec en couverture un titre fracassant : « Keine Feinde, keine Freunde : die Armee am Ende. » Les articles en eux-mêmes ne représentaient qu’une compilation des griefs et frustrations suscités par la mise en place de l’Armée XXI, mais leur ton funeste et leur perspective nihiliste formaient un exemple éclairant de la perception que véhiculent les rédactions sur les thèmes liés à la défense et à la sécurité nationales. Un observateur totalement étranger à la vie politique et militaire en Suisse aurait pu en conclure que les autorités et le peuple étaient sur le point de mettre toute l’armée au rebut – 14 mois après le plébiscite de sa dernière réforme, approuvée par 73% des votants [en fait, 76%].
«... A une époque où la conquête des esprits remplace celle des territoires, nous ne pouvons plus assimiler la défense à une simple lutte contre une invasion militaire. »
Mais le soutien populaire dont jouit l’armée, et qui lui donne une légitimité démocratique dont aucune autre institution nationale ne peut se prévaloir, n’a aucune valeur aux yeux des commentateurs. L’armée reste une cible facile pour les journalistes pressés par le temps ou le militantisme, ainsi que pour les politiciens en quête d’audience sans grand frais, parce que seules les votations populaires et les urgences sécuritaires imposent un minimum de responsabilité dans les propos publics à son sujet. Le verdict des votations n’a d’ailleurs qu’une portée limitée : l’appui donné par la population en juin 2001 à la coopération avec l’étranger en matière d’instruction, par exemple, n’empêche pas des résistances politiques d’entraver continuellement cette démarche.
Cependant, le fait que l’armée suisse a vécu de facto sur le pied de guerre pendant 50 ans, de 1939 à 1989, avec les Puissances de l’Axe puis le Pacte de Varsovie comme horizon stratégique, explique également son oubli des affres et des défis qui caractérisent l’entre-deux-guerres. La résistance à l’innovation vécue dans les années 20 et 30 face aux nouvelles armes de l’époque, l’aviation et les chars, se retrouve aujourd’hui avec les opérations non conventionnelles ou l’élargissement du spectre d’engagement. Les militaires suisses ont oublié combien il est difficile de construire l’avenir en luttant pied à pied contre les dérives quotidiennes. Et cet oubli se révèle plutôt fâcheux lorsque l’entre-deux-guerres s’achève dans le déni général, ce qui hélas est aujourd’hui le cas.
Amis perdus et ennemis oubliés
Que l’armée n’ait plus d’amis est assez juste, mais les militaires n’en sont pas responsables. La désaffection généralisée de la classe politique pour les problèmes stratégiques est la conséquence logique du désintérêt pour ces mêmes problèmes dans les cercles médiatiques et académiques. La stratégie n’est pas un thème très porteur pour orienter le débat politique ou se lancer dans la recherche ; à de rares exceptions près, elle n’occupe d’ailleurs l’actualité qu’en cas de crise ou de conflit, et les forces de sécurité n’en retirent qu’un intérêt à la fois ponctuel et indirect. Or les armées ont ceci de spécifique qu’elles reposent sur des processus dont les effets se déploient à long terme : en temps normal, effectuer une réforme de grande ampleur prend 5 à 10 ans, développer des capacités opérationnelles totalement inédites prend 10 à 12 ans, alors que le cycle consistant à acquérir, introduire, utiliser, mettre à jour, retirer et liquider un système d’armes peut s’échelonner sur 30 à 50 ans. La perspective militaire exclut donc aussi bien les intérêts électoraux des partis que les intérêts économiques des médias.
Toutes les armées d’Europe occidentale ou presque connaissent une situation similaire. Le 9 juillet dernier, John Keegan expliquait ainsi dans le Telegraph que l’armée de terre britannique, menacée par la suppression de régiments d’infanterie historiques alors même que ses effectifs sont étirés à l’extrême, n’avait guère d’amis dans la classe politique du pays. La démission d’officiers généraux situés au sommet de la hiérarchie militaire, dans le but de protester contre les coupes budgétaires incessantes subies par leurs services, s’est produite au Portugal et en Allemagne. La France constitue à cet égard une exception, puisque le Président de la République a imposé à son Gouvernement l’augmentation du budget de la défense en vue de restaurer les capacités opérationnelles des armées, mais cette décision a succédé à des mouvements d’humeur totalement inédits. Les difficultés auxquelles sont confrontés les militaires européens peuvent être résumées ainsi : des missions plus nombreuses et plus longues, des moyens en stagnation ou en chute, face à une technologie galopante qu’il s’agit d’intégrer et d’exploiter.
L’armée suisse connaît aujourd’hui une situation semblable. Son programme d’armement 2004, dont les objets sont parfaitement cohérents avec le Plan directeur de l’Armée XXI approuvé par le Parlement, n’en a pas moins été combattu par ce dernier et n’a pas traversé intact les rangs des législateurs. Son programme de construction 2004, chose tout aussi rare, a été allégé par ceux-ci sous le prétexte que la rénovation d’une caserne prévue pour le centre de compétences SWISSINT à Stans représentait un luxe. Entre une gauche qui reste viscéralement anti-militaire, une droite nationaliste qui combat toute activité hors des frontières et une droite traditionnelle qui cherche désespérément son identité, il ne reste plus grand monde à Berne et dans les cantons pour se soucier de l’armée. Sauf pour émettre de hauts cris lorsque celle-ci tire les conséquences des économies qui lui sont imposées en supprimant des places de travail et des installations excentrées.
Cette absence d’amis est d’autant plus frustrante pour les militaires que ceux-ci jouent depuis plusieurs années un rôle central dans la sécurité quotidienne du pays. Une partie de l’Armée XXI – les soldats en service long – a même été conçue pour appuyer les autorités civiles. Mais le fait d’apporter un soutien décisif au corps des garde-frontières et aux corps de police provoque paradoxalement des tensions, puisque ceux-ci considèrent souvent l’armée comme une concurrente plus qu’une partenaire. Et ces tensions favorisent les rengaines éculées selon lesquelles l’armée « se chercherait de nouvelles missions » ou « militariserait la sécurité intérieure », alors même qu’elle est devenue une entité corvéable à merci, une réserve de main d’œuvre bon marché et d’économies faciles permettant de remédier, de manière apparemment provisoire, aux dysfonctionnements sécuritaires et pécuniaires de l’Etat. Sans que la détérioration des capacités de défense qui en résulte n’inquiète vraiment, puisque nous avons paraît-il le privilège de vivre la seule période de notre histoire durant laquelle personne ne nous menace !
Que l’armée n’ait plus d’ennemis est complètement faux, bien entendu, mais les militaires eux-mêmes ont lourdement contribué à le faire croire. Avec la mise en place de l’Armée 95, les autorités militaires de l’époque ont en effet jugé bon de retirer le mot « ennemi » de tous les règlements et de le remplacer par celui, moins incisif, d’ « adversaire » ; on ne rencontre plus le terme d’ennemi que dans des documents périmés, ou sur des armements trop nombreux à corriger, telles que les charges dirigées 96. De ce fait, l’armée feint de ne plus avoir d’ennemi, et elle emploie pour ses exercices d’état-major des adversaires génériques définis par leurs capacités et rassemblant les meilleurs équipements des forces armées occidentales. On parle également de « partie adverse » pour décrire des acteurs autres que militaires et potentiellement hostiles dans les missions de sûreté subsidiaire ou sectorielle. Un peu comme si la disparition des divisions de fusiliers motorisés soviétiques avait mis un terme définitif à toute menace stratégique pour le pays.
Parallèlement, l’armée a été tellement déstabilisée par la chute du Mur de Berlin – et par la soudaine réalisation que son existence n’allait plus de soi – qu’elle s’est mise à édulcorer son image en dissimulant de plus en plus les équipements et les techniques forgeant sa capacité de combat. Désireux de plaire et de contrebalancer le désamour croissant des autorités, les militaires ont délibérément arrondi les angles de leur profil public, adopté un discours politiquement correct et tenté de positionner l’armée comme une organisation d’aide et de protection au profit de la population. Il suffit de se remémorer la présentation de l’armée à Morat durant l’Expo 02, axée sur les troupes de sauvetage, le service sanitaire et les capacités en vol de l’aviation militaire, pour mesurer l’ampleur de ce phénomène. Handicapés par l’absence d’une réflexion prospective permettant de cerner la menace future, et donc la forme de nos ennemis, les dirigeants militaires – et politiques – ont choisi une fuite en avant compatible avec les inclinations de notre ère.
La réforme Armée XXI a commencé à corriger ces travers de l’intérieur, par exemple en remettant l’éducation militaire au cœur de la préparation au combat et en introduisant – sous le nom de techniques d’action immédiates (TAI) – des comportements de combat adaptés aux conflits modernes. La doctrine de la nouvelle armée a également modernisé la conception des opérations, notamment en adoptant la notion de ligne d’opérations pour articuler la pensée opérative (opérations terrestres, aériennes, particulières et d’information) et en introduisant le concept de sûreté sectorielle préventive et dynamique pour représenter la gradation entre les engagements de sûreté subsidiaires et la défense. Mais la réflexion n’a guère avancé sur la défense elle-même, car on considère encore qu’elle consiste à combattre dès le secteur frontière une force d’invasion aéroterrestre conventionnelle, alors que la décomposition des sociétés, la criminalité organisée et le terrorisme aveugle forment aujourd’hui les principales sources de la violence armée. Une remise en cause précisément entravée par les tabous sur la sécurité intérieure et par les illusions sur la sécurité extérieure.
Comme le relevait Charles Poncet avec la causticité qui le distingue dans une lettre ouverte publiée par L’Hebdo, c’est le rôle des militaires que d’annoncer les menaces futures, d’identifier les ennemis potentiels du pays et de se préparer à les combattre. Personne ne le fera à notre place. Personne d’autre que nous ne songera aux trois ou quatre périodes par siècle durant lesquelles l’armée décide du sort de la nation. La nécessité de produire des effets sécuritaires au quotidien ne doit pas être opposée à la capacité d’agir de manière décisive à l’échelon stratégique. La contribution permanente de l’armée à la protection de l’Etat, à la cohésion sociétale et à la stabilité internationale ne doit pas entraver son aptitude à faire la guerre. Le besoin de protéger, d’aider et de sauver en cas de crise ne contredit pas celui de capturer, de blesser et de tuer en cas de conflit. Perdre cette compréhension, ce rôle d’ultime recours propre à l’armée, reviendrait à menacer aussi bien son existence que celle de la nation qui la sous-tend.
Se préparer à faire face
Les phrases martiales et décidées sur l’importance de l’institution militaire, toutefois, ne suffisent pas à contenter les hommes et les femmes qui travaillent dans ses rangs. Les attaques frontales menées par et dans les médias sur le sens de l’armée, les discussions incessantes et contradictoires sur son avenir, la réduction rapide des effectifs dans plusieurs domaines de la défense, les obstacles placés sur le maintien de ses investissements et la surcharge de travail liée à la mise en place de l’Armée XXI se conjuguent pour générer un climat malsain, fait d’incertitude, de frustration et de résignation. Nombreux sont les militaires de carrière qui envisagent de mettre un terme à celle-ci et qui multiplient pour ce faire les contacts avec l’économie privée. Nombreux sont les cadres de milice que les dysfonctionnements en matière de personnel ont déçus et découragés. Nombreux sont les employés de l’administration, au vu de l’enquête rendue publique le 31 août dernier par le DDPS, qui sont résignés face aux bourrasques de la restructuration.
Ces doutes et cette amertume sont encore avivés par la situation difficile dans laquelle se trouve l’armée. Le personnel professionnel est submergé par les besoins de l’instruction dans les écoles, et effectue souvent des semaines de travail interminables. Les corps de troupe entrent encore en service avec des effectifs inférieurs aux tabelles et avec des personnels redistribués de façon parfois aléatoire. Les nouveaux contenus de l’instruction doivent être intégrés au niveau de la troupe alors même qu’environ 1500 hommes sont engagés chaque jour au profit des autorités civiles. Les états-majors d’engagement ont un gigantesque effort de transition à mener pour faire adopter à leur niveau et chez leurs subordonnés la nouvelle doctrine d’emploi et de commandement. Malgré le succès retentissant de l’Armée XXI, qui cartonne auprès des jeunes, retrouve des cours de répétition efficaces, possède des structures de conduite claires et développe de nouvelles capacités, les aspects négatifs de sa mise en œuvre dominent les esprits.
Ce sont pourtant ces périodes difficiles qui définissent l’avenir des armées. Le désintérêt des démocraties à leur endroit, en-dehors des crises aiguës et des conflits, n’a rien de nouveau. Mais les militaires n’ont pas le loisir de sacrifier leur mission séculaire sur l’autel de la popularité : si la classe politique et médiatique de ce pays n’éprouve aucun sentiment d’urgence quant aux menaces en matière de sécurité, ce sentiment doit au contraire accompagner les membres de l’armée dans toutes leurs activités. Nous ne sommes pas entrés dans un siècle de paix et de compréhension entre les peuples. Nous vivons au contraire une période charnière de l’histoire, qui remet en cause les équilibres et les rapports de force, les sociétés et les identités, les institutions et les usages. Nous voyons chaque jour davantage la planète s’interconnecter, les économies s’enchevêtrer, les cultures se concurrencer et les conflits se globaliser. Les dividendes de la paix sont bel et bien échus.
Les militaires de ce pays doivent reconnaître que l’entre-deux-guerres inauguré par l’effondrement du Pacte de Varsovie s’est achevé au plus tard le 11 septembre 2001. La déclaration de guerre à l’Occident proclamée par Al-Qaïda en 1998 n’est que la partie émergée de mouvances plus profondes et de subversions plus subtiles. La collusion entre islamisme radical et extrémisme politique, le couplage entre flux migratoires et communautarismes, la prolifération des armes de destruction massive, le développement des vecteurs balistiques intercontinentaux, la privatisation de la coercition armée, la pratique du terrorisme d’État, l’accès facilité à l’information sensible et la démocratisation des hautes technologies contribuent à transformer profondément la guerre. Et comme l’ont écrit voici plusieurs années déjà Martin van Creveld et Eric de la Maisonneuve, les Etats sont mal armés pour maîtriser celle-ci – augmentant par là même son attrait.
A une époque où la conquête des esprits remplace celle des territoires, nous ne pouvons plus assimiler la défense à une simple lutte contre une invasion militaire. Le déclenchement illimité de la force contre un ennemi clairement identifiable appartient à un passé révolu, et la superposition des acteurs et des méthodes plus ou moins hostiles est désormais la règle. En parallèle, la transformation des armées occidentales leur confère des capacités inédites en terme de projection, de précision, de rapidité et de portée, ce qui autorise leur engagement gradué sur des cibles distinctes. Enfin, la réduction continuelle des arsenaux européens, la disponibilité croissante des armes de guerre en mains criminelles et la médiatisation outrancière des attaques terroristes illustrent clairement l’évolution des rapports de force et la fin de la suprématie étatique dans l’usage de la violence armée. Un changement d’optique est nécessaire pour faire face aux menaces actuelles.
Cette évolution des vues exige une analyse dépassionnée des types d’acteurs les plus dangereux pour notre pays et sa population. Le spécialiste du renseignement Robert Steele propose depuis plusieurs années une articulation des ennemis contemporains en fonction de leur puissance et de leur comportement. Ces ennemis génériques sont au nombre de quatre :
- Les « brutes high tech », fondées par l’argent et capables de mener des guerres de haute intensité en s’appuyant sur une furtivité physique et un ciblage de précision – à l’exemple des armées occidentales ;
- Les « brutes low tech », fondées par la férocité et capables de mener des guerres de basse intensité en s’appuyant sur une furtivité environnementale et un ciblage aléatoire – à l’exemple des gangs urbains ;
- Les « prophètes low tech », fondés par l’idéologie et capables de mener des campagnes terroristes en s’appuyant sur une furtivité spirituelle et un ciblage de masse – à l’exemple des fondamentalistes musulmans ;
- Les « prophètes high tech », fondés par le savoir et capables de mener des campagnes subversives en s’appuyant sur une furtivité cybernétique et un ciblage des données – à l’exemple des « hacktivistes ».
Tous ces acteurs prennent en défaut le concept traditionnel de défense nationale, soit parce qu’ils sont suffisamment discrets et dispersés pour s’infiltrer à travers les frontières, soit parce qu’ils n’ont pas besoin de franchir celles-ci pour que leurs armes fassent effet sur notre territoire. Mais ils peuvent également se superposer l’un l’autre, synchroniser leurs activités ou mêler leurs capacités pour augmenter leur liberté d’action et diversifier leurs effets, combiner leurs forces et combler leurs faiblesses. Les ennemis modernes n’ont plus le caractère monolithique, conventionnel, séquentiel et prévisible des ennemis passés. La multiplication d’actions distribuées et complémentaires a succédé à l’augmentation constante de la puissance destructrice. Les formes classiques de la défense – tenir, barrer, empêcher – sont contournées par la dimension élargie du combat.
Il est donc urgent de saisir aussi bien les lacunes de l’armée actuelle que l’importance de faire face aux conflits qui nous menacent. Nous avons besoin d’une armée capable de projeter rapidement des effets décisifs à l’intérieur comme à l’extérieur du pays pour juguler, contrer ou stopper des actions menaçant gravement nos intérêts. Nous avons également besoin d’une armée capable de déployer sur une longue durée des effets stabilisateurs dans un secteur de conflit réel ou potentiel, là encore de part et d’autre des frontières. Et nous n’aurons pas cette armée sans des efforts quotidiens pour instruire les cadres et la troupe, pour planifier et conduire les engagements, pour défendre les budgets et les investissements, pour créer les concepts et la doctrine, pour expliquer les décisions et les options – bref, pour préserver cette institution aussi longtemps que durera l’illusion de l’entre-deux-guerres dans l’esprit des décideurs politiques et du souverain.
Lt col EMG Ludovic Monnerat