Après des années de dénégation, l'armée est contrainte de s'attaquer à la drogue
22 mai 2002
n 2 semaines, la publicité donnée par les médias à trois cas de drogue à l'armée a mis sur le devant de la scène un problème étouffé depuis des années: la consommation de stupéfiants par des militaires en service. Des mesures seront-elles enfin prises?
Pour l'observateur externe, la succession des cas doit paraître surprenante. Le jeudi 10 mai, six aspirants de l'école d'officiers des gardes-fortifications 1 de Dailly étaient licenciés pour consommation et trafic de cocaïne. Le mercredi 15, un test d'urine effectué à l'école de recrues de forteresse 59 de Mels indiquait que 15 militaires sur 17 – dont 9 sous-officiers – avaient consommé de la marijuana, alors qu'un autre caporal, candidat sergent-major, avait également usé de cocaïne. Enfin, le mardi 21, on apprenait que 6 recrues de l'école de recrues d'infanterie de montagne 12 de Coire avaient été mises aux arrêts pour possession de marijuana et de speed. Le soldat suisse contemporain tirerait-il davantage sur son joint qu'à son fusil d'assaut?
«... le plus surprenant reste l'épais silence que l'armée a maintenu pendant des années quant à la consommation de drogue au service. »
«... le plus surprenant reste l'épais silence que l'armée a maintenu pendant des années quant à la consommation de drogue au service. »
Pour les cadres ayant servi sous l'Armée 95, toutefois, le plus surprenant reste l'épais silence que l'armée a maintenu pendant des années quant à la consommation de drogue au service. Voici quelques semaines encore, le fait qu'environ un tiers des militaires en uniforme consommaient des stupéfiants, et que l'armée donnait lieu à une prolifération sans équivalent, ne suscitait guère d'émoi. Il a fallu que les médias s'emparent du problème et mettent en évidence la responsabilité de l'armée pour qu'une réaction semble se produire. Aujourd'hui, les porte-paroles du Département de la Défense se disent "préoccupés", alors que le Chef des Forces terrestres veut mettre sur pied une "table ronde" pour trouver des solutions. Mieux vaut tard que jamais!
Bien entendu, des centaines de commandants d'unité jadis critiqués pour vouloir trop lourdement punir les consommateurs de drogue doivent à présent se rappeler au bon souvenir de leurs chefs. Car si l'armée se réfugie derrière l'argument incontestable que les stupéfiants constituent une question de société impossible à résoudre en 15 semaines de service, il ne faut pas oublier qu'elle a également délégué la gestion du problème aux échelons subordonnés, en l'occurrence les commandants d'école; et comme ces derniers ont avant tout le souci d'assurer une marche du service sans heurts et d'atteindre les objectifs d'instruction, la lutte contre la drogue n'est que rarement une priorité. Parfois, elle est même activement découragée.
Les chiffres ne mentent pas. En 2001, 650 cas de consommation de drogue ont ainsi été punis disciplinairement. Or si l'on considère qu'un tiers des 40'000 recrues et cadres en service dans les écoles sont consommateurs, cela ne représente jamais que 5% des délits. L'expérience individuelle confirme cette proportion: le soussigné a ainsi ouvert 10 enquêtes disciplinaires pour consommation de drogue en ayant commandé 3 compagnies d'écoles de recrues rassemblant environ 420 militaires, et le total des punitions s'est élevé à 59 jours d'arrêts, dont 53 de rigueur. Mais le tarif varie d'un commandant d'école à l'autre, puisqu'une faute similaire peut être punie de 3 jours d'arrêts simples ou de 7 jours d'arrêts de rigueur!
Ces années de laxisme irresponsable s'expliquent au moins par deux raisons. D'une part, la médiatisation polémique de fautes de commandement survenues dans les écoles et ses possibles effets sur les carrières des responsables ont entraîné un souci constant d'éviter tout éclat et toute publicité – quitte à étouffer certaines affaires. D'autre part, la génération des officiers supérieurs ayant pris le commandement d'écoles la décennie précédente – la génération de mai 68 – tend souvent à considérer que la "fumette" à l'armée est le fait d'individus fragilisés par la rupture entre vie civile et militaire, et qui trouvent dans les stupéfiants un réconfort passager et somme toute bénin. De "pauvres petits" devant être protégés au lieu d'être transformés en soldats!
De nos jours, le militaire surpris en possession de drogue fait surtout les frais de son inattention ou de la malchance: les contrôles d'urine ou les fouilles de la police militaire restent rares. Du coup, le phénomène a pris une ampleur insoupçonnée: désormais, même les cadres volontaires – sous-officiers supérieurs et officiers subalternes – consomment régulièrement des stupéfiants, alors que l'éventail des substances recouvre toutes les gradations entre drogues douces et dures. Des trafics juteux se déroulent à l'ombre de casernes séculaires, initiés par des militaires ayant dans leur vie civile un accès facile aux filières d'approvisionnement. Fermer les yeux sur cette réalité est synonyme de complicité.
Il serait instructif de savoir pourquoi les médias s'intéressent aujourd'hui à un problème qu'ils ont ignoré pendant des années. Peut-être cela est-il lié à cette remise en question de l'héritage soixante-huitard qui traverse les nations européennes. Peut-être cette publicité est-elle motivée par des officiers que les dérives laxistes de notre armée ont peu à peu excédés. Mais elle survient à temps pour faire prendre conscience d'un autre phénomène, étroitement lié à la drogue mais plus inquiétant encore: la généralisation des délinquants en uniforme, c'est-à-dire l'importation de la violence civile et sa transformation dans le milieu militaire.
De plus en plus de jeunes hommes entrent à l'école de recrues avec un casier judiciaire chargé, et sans aucun diplôme de formation. Ce printemps, une unité composée presque exclusivement de citadins romands n'avait ainsi que 14% de titulaires de diplômes, alors que l'attaque à main armée figurait au casier de plusieurs de ses membres. Avec de tels individus, déjà habitués aux interrogatoires et à la réclusion, les peines d'emprisonnement résultant des procédures disciplinaires n'ont aucun effet, si ce n'est d'accroître leur fierté. Et c'est à ce genre de délinquants que l'on apprend à manipuler une arme de guerre, à préparer une charge explosive, ou même à maîtriser des techniques policières, pour ensuite les rendre à la vie civile et s'en désintéresser.
Disons-le tout net: l'armée ne peut plus nier ou dévaluer sa responsabilité dans l'évolution et le comportement des citoyens qui lui sont confiés. Dans l'Armée 61, les chefs militaires avaient conscience de devoir éduquer leurs subordonnés et ainsi d'apporter une contribution à la société par la formation des jeunes adultes; de nos jours, ce sont les chefs militaires eux-mêmes qui renoncent à une telle instruction et qui définissent avant tout le service militaire comme une période d'apprentissage technique et tactique. L'éducation a disparu de nos règlements, alors même que la démission des parents et l'impuissance de l'école la rendent plus importante que jamais. Il faudra bien un jour cerner l'origine de cette crise de confiance et y remédier.
Dans l'immédiat, sous la pression de médias bien plus prompts à sentir l'évolution des mœurs et des valeurs, l'armée est contrainte de s'attaquer au problème de la drogue. Mais ce n'est pas avec des préoccupations et des tables rondes que l'on pourra endiguer la prolifération des stupéfiants: nous avons surtout besoin de chefs proches des réalités, capables de prendre des décisions et de les assumer. Aussi étrange que cela puisse paraître, le courage de faire acte d'autorité doit être réhabilité dans l'institution militaire. Autant dire que la réforme Armée XXI est plus urgente que jamais!
Cap Ludovic Monnerat
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