La nécessité de l’unification stratégique
face au chaos grandissant de notre époque

20 juin 2005

Patrouille à l'aéroport de Heathrow, février 2003L

a transformation de la guerre et la dimension sociétale des conflits imposent au niveau stratégique la création d’outils transversaux capables d’en traiter toutes les facettes. Réflexions.

La stratégie constitue l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit, selon la définition du général André Beaufre. Cette conception s’applique fort bien à de nombreux conflits historiques, notamment ceux qui ont opposé des structures à la fois pyramidales et monolithiques, avec à leur tête un souverain tenant toutes les rênes du pouvoir. Mais ce type de personnage a connu avec Napoléon Bonaparte son dernier véritable représentant à l’échelle des Etats occidentaux : un homme suffisamment exceptionnel pour cumuler les fonctions de chef d’Etat et de général en chef, et ainsi prendre des décisions directes sur les questions politiques, militaires, économiques et sociétales. Même si les principaux dictateurs du XXe siècle ont affiché des prétentions similaires, ils n’exerçaient pas de commandement en campagne.


«... C'est la combinaison de lignes d'action stratégiques recouvrant la totalité des activités d'une société donnée, c'est-à-dire d'un champ de bataille moderne, qui doit être recherchée. »


Le développement des Etats-nations, au cours de la révolution industrielle et sous l’effet du nationalisme, a en effet imposé une séparation des fonctions qui existe encore aujourd’hui. Si l’augmentation constante du volume des armées de Louis XIV à Bonaparte a largement découlé de l’autorité croissante de l’Etat, les armées de masse issues de la conscription ont imposé des mesures administratives et économiques qui sont peu à peu sorties du cadre militaire. Au cours du XIXe siècle, les nations européennes ont développé une véritable industrie de guerre, décisive sur les champs de bataille des années avant que ceux-ci ne soient disputés, et donc s’inscrivant dans une perspective temporelle étrangère à la conduite des armées. Nombre de soldats ont déploré le pouvoir émergent des ingénieurs, et ont commencé ce mouvement de repli sur soi propre à l’institution militaire.



L'intégration des facteurs stratégiques

La démocratisation des sociétés qui s’est opéré en parallèle a pour sa part propulsé au pouvoir des dirigeants élus, justifiant ainsi la primauté du politique sur les armées. Cette primauté reste un concept fragile, comme le démontrent la quantité effarante de coups d’Etat orchestrés par les militaires qui continuent de se produire. En temps de guerre, de bonnes raisons justifient d’ailleurs un équilibrage différent des pouvoirs entre politiques et militaires, comme le système suisse l’a montré lors des conflits mondiaux. Parfois, cependant, cette primauté est rapidement contestée par une dictature militaire obsédée par la guerre et oublieuse de toutes les responsabilités, parallèles et à long terme, du pouvoir ; on peut par exemple citer l’éviction de Bethmann-Hollweg dès 1916, au profit du duo Hindenburg / Ludendorff, ou encore le putsch manqué des généraux de 1961 contre De Gaulle et sa volonté d’une Algérie algérienne.

Le militarisme a été supplanté par d’autres idéologies totalitaires, mais également par la réalisation progressive que la guerre, poussée à l’extrême, signifiait la destruction pure et simple des nations impliquées. De simple outil destiné à atteindre des fins politiques par d’autres moyens, la guerre était devenue un gouffre d’autodestruction sans même recourir à l’holocauste nucléaire. De ce fait, au siècle passé, les militaires ont largement perdu l’accès au sommet de l’Etat et se sont souvent transformés en simples exécutants plus ou moins ouvertement méprisés, considérés comme des traîneurs de sabre à tenir en laisse. L’idéologie pacifiste, qui doit beaucoup aux guerres mondiales et dont le potentiel totalitaire est dissimulé par l’apparence utopique, continue d’ailleurs de propager cette idée absurde selon laquelle la guerre est la conséquence des armées, et que supprimer celles-ci reviendrait à l’empêcher. Mais une autre révolution a balayé ces conceptions simplistes.

En accélération constante dans la seconde moitié du XXe siècle, la révolution de l’information a en effet provoqué – et continue de le faire – une redistribution de la puissance dont les Etats font largement les frais. Ses principales conséquences sont une accélération des cycles de décision, une transition de la masse vers la précision, une réduction de l’espace réel au profit d’espaces virtuels, et finalement une compression des échelons hiérarchiques. Il a fallu plusieurs défaites mortifiantes pendant la décolonisation pour comprendre que les Etats ne sont plus les maîtres de la guerre. Toutefois, la poursuite de cette révolution aboutit à contester leur maîtrise dans la sécurité au quotidien ou dans d’autres domaines sur lesquels repose leur existence même. La question de notre époque est ainsi de savoir si les Etats-nations parviendront à survivre, c’est-à-dire à conserver suffisamment de légitimité populaire et de viabilité économique, ou s’ils seront remplacés par d’autres structures sociales.

Les réactions des dirigeants politiques aux innovations fournies par les nouvelles technologies de l’information de la communication ont souvent été aussi erronées que celles des dirigeants militaires, un siècle plus tôt, face aux nouvelles technologies issues de la révolution industrielle : vouloir subordonner des capacités inédites à des pratiques anciennes en l’absence de toute compétence. Le rabaissement des militaires au rang d’exécutants aura ainsi été le plus frappant durant la guerre du Vietnam, aux Etats-Unis, lorsque la micro-conduite exercée par le président Johnson – choisissant lui-même les cibles des bombardements – et par McNamara – imposant ses vues sur la base de computations tirées de l’économie – a produit un échec stratégique dont les séquelles se font sentir aujourd’hui encore. Clemenceau pouvait dire avec raison que la guerre était une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires, mais celle-ci est devenue trop complexe pour être laissée aux politiques. L’heure de l’unification stratégique a sonné.

J’entends par là que les séparations étanches qui caractérisent les administrations étatiques appartiennent au passé, et que la fonction militaire doit être réintégrée au plus haut niveau de l’Etat. Les menaces majeures de notre époque ne sont plus liées à l’affrontement de nations antagonistes, mais à l’effondrement d’Etats garantissant la sécurité et la stabilité de régions entières, et donc à la métastase de chancres chaotiques qui dévorent la vie civilisée. Aucune crise et aucun conflit ne peuvent plus être résolus – s’ils l’ont jamais été – par une solution purement militaire, politique ou économique : c’est bien la combinaison de lignes d’action stratégiques recouvrant la totalité des activités d’une société donnée, c’est-à-dire d’un champ de bataille moderne, qui doit être recherchée. Et aucune solution ne peut être autre que partiellement militaire, ou du moins policière selon l’intensité de la menace, puisque la sécurité est l’une des conditions de base pour tout développement dans les autres domaines.

A dire vrai, rien de tout cela n’est bien nouveau : les armées coloniales françaises et britanniques, par exemple, avaient parfaitement compris la nécessité d’élargir leur champ d’action et de se soucier de tous les besoins propres à leur secteur de responsabilité. C’est une mission civilisatrice qui a été remise au goût du jour par la déstructuration des conflits, par le retour des bandes armées et par l’émergence d’une barbarie transnationale. Il suffit pour s’en convaincre de voir le nombre de missions de construction de nation qui, de l’Afghanistan à l’Irak en passant par les Balkans et l’Afrique, représentent une grande part des efforts entrepris par les armées. Confrontés au défi consistant à remettre sur pied des sociétés ravagées par la guerre, les militaires n’ont pas tardé à retrouver les leçons du passé et à diversifier leurs fonctions, comme le montre l’essor de la coopération civilo-militaire, devenue le domaine de conduite 9 au sein de l’OTAN.

Mais ces réponses improvisées doivent être intégrées à une démarche d’ensemble. Même si les organes interdépartementaux – ou interministériels – ont leurs limites, les structures actuelles des Etats favorisent ce type de solutions. L’outil nécessaire à un Gouvernement devrait ainsi prendre la forme d’un état-major stratégique, composé non pas de dirigeants politiques, mais des responsables des principaux services – renseignement, armée, police, économie, information, diplomatie, santé, etc. De la sorte, les compétences seraient disponibles pour la planification, la conduite et l’évaluation d’actions stratégiques servant les intérêts de l’Etat, dans un cercle susceptible de réagir rapidement à l’évolution des situations et intégrer un vaste éventail de facteurs. On notera à ce sujet que la Suisse va créer un outil assez proche avec l’état-major de crise du Conseil fédéral, mais sans la permanence nécessaire à la prévention et au suivi des événements.

Le problème vient du fait que la transformation de la guerre n’a pas été pleinement comprise, et que la plupart des Etats vivent encore selon une alternance paix/guerre qui n’a plus lieu d’être. La mort annoncée de la guerre classique, rendue de moins en moins accessible pour des raisons matérielles et morales, n’a fait que promouvoir les conflits de basse intensité, dont la violence est espacée dans le temps mais tout aussi meurtrière. Nous vivons donc des temps de guerre perpétuelle, parce que celle-ci ressemble toujours plus à la criminalité organisée et se nourrit elle-même, devient un mode de vie et une source de revenus en-dehors de tout objectif politique. C’est au quotidien que la sécurité doit être pensée et appliquée, à la fois pour réagir à court terme et pour agir à long terme, dans une perspective transversale qui englobe tous les facteurs stratégiques.

Cette permanence de conflits armés s’inscrivant dans une dimension spatio-temporelle inédite est aujourd’hui contestée avec acharnement pour des raisons idéologiques. Il faudra du temps pour que l’évolution des esprits s’accorde à celle du monde.



Lt col EMG Ludovic Monnerat    











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