Le blitzkrieg du XXIe siècle, où la conquête des esprits et des marchés
21 mai 2005
st-ce que la guerre éclair restera possible dans un monde où le pouvoir ne cesse de davantage de se diviser et se recomposer ? Au fur et à mesure que le duel des armes fait place à celui des idées, les armées prennent un rôle toujours plus protecteur.
Dans la pensée militaire contemporaine, la notion de guerre éclair reste largement un mythe : les campagnes foudroyantes effectuées par la Wehrmacht en Pologne, en Belgique, en France, dans les Balkans et en Russie occidentale sont devenues synonymes de victoires écrasantes aux pertes totalement disproportionnées, accomplies par des forces en tous points supérieures et parvenues intactes ou presque au terme de l’attaque.
«... Peut-être assistons-nous aujourd'hui à une guerre éclair inspirée par l'idéal démocratique, et dont les espaces conflictuels se confondent à la planète entière. »
Bien entendu, il n’en est rien : la campagne de Pologne a par exemple entraîné pour l’Allemagne la perte de 13'100 hommes (tués et disparus), 217 chars et 564 avions (25% des appareils engagés), alors que la campagne de France a coûté à la Wehrmacht environ 45'000 hommes et 683 chars. Le choc de la défaite et de la surprise expliquent largement cette image persistante d’un succès facile, qui reste parfois colportée ; affirmer que l’armée française n’avait pas la volonté de se battre en mai et juin 1940 est ainsi une contre-vérité historique.
Offensive rapide et décisive
Pourtant, la perspective d’une offensive rapide et décisive reste au cœur des doctrines d’emploi, et pas seulement en Occident. La faculté d'exploiter à fond les faiblesses de l’adversaire tout en protégeant entièrement les siennes, afin d’atteindre au plus vite la décision, représente toujours un idéal opérationnel presque impossible à atteindre. La dissymétrie tragique que les Panzerdivisionen ont occasionnée entre 1939 et 1942 continue de frapper les imaginations, même si les masses blindées et l’appui aérien rapproché disparaissent chaque année un peu plus des arsenaux européens depuis la fin de la guerre froide. Ne serait-ce que pour trouver le moyen de s’en prémunir, il est toujours nécessaire de se demander de quoi le prochain blitzkrieg sera fait.
Ce qui est certain, c’est que les formes classiques de la guerre asymétrique, comme le terrorisme, la guérilla et la non-violence, n’en constituent pas les bases. Ces méthodes de combat nécessitent au contraire une grande amplitude temporelle, et permettent avant tout d’éviter la défaite en provoquant un épuisement de l’adversaire susceptible d’autoriser, le moment venu, une offensive amenant la victoire. Les insurrections modernes répondent ainsi à une manœuvre, mise à jour et codifiée par Mao, qui transforme la force en faiblesse, construit patiemment un soutien populaire et parvient progressivement au but. Il a fallu près de 30 ans au Nord-Vietnam pour expulser les Français et les Américains, puis s’emparer de Saigon et parachever ses conquêtes – en laissant un pays détruit et appauvri qui aujourd’hui aspire à se rapprocher des Etats-Unis.
Des formes de guerre nouvelles sont nécessaires pour provoquer l’effondrement rapide d’un pays, d’une armée ou d’une société, et ainsi répéter les grandes conquêtes que l’Histoire a connues – d’Alexandre le Grand à Hitler, en passant par César, Gengis Khan, Cortez ou encore Napoléon. A l’heure de la montée en puissance de l’individu, il est probable que la conquête militaire traditionnelle, passant par l’élimination des forces adverses ou des hommes capables de combattre, nécessite des armées impossibles à constituer, à déployer et à soutenir, ou des pratiques génocidaires suscitant aussitôt l’opposition de la planète entière. De plus, la division toujours plus affirmée du pouvoir fragilise les Gouvernements, mais renforce les sociétés et rend inutiles les actions de décapitation. Prendre Bagdad et capturer Saddam Hussein n’a pas suffi aux Etats-Unis pour l’emporter en Irak.
L’espace cybernétique semble fournir un terrain favorable à une guerre-éclair renouvelée. Pourtant, le mythe du « Pearl Harbour numérique » a bien perdu de sa superbe depuis le 11 septembre, et le développement exponentiel des réseaux informatiques réduit d’autant le nombre des individus et des organisations prêts à s’en priver. Les vulnérabilités dues à la technologie produisent une symétrie bien trop dissuasive. Par ailleurs, l’espace médiatique connaît actuellement un morcellement trop avancé, sous la forme des nouveaux médias, pour offrir la possibilité d’un succès rapide et décisif ; le domaine des perceptions et des représentations est en évolution constante, et rien n’y est jamais acquis. La réécriture de l’histoire à des fins politiques, très en vogue de nos jours, n’est que l’expression outrancière d’un phénomène d’interprétation trouvant son origine au plus profond de l’esprit humain. Impossible d’espérer un knock-out par ces seuls biais.
Les conflits de notre siècle sont avant tout caractérisés par leur dimension sociétale : ce sont toutes les ressources d’une société donnée, mobilisée à la mesure des enjeux perçus en vue d’un emploi offensif ou défensif, qui entrent en ligne de compte. Mener une guerre éclair suppose donc l’obtention d’une supériorité décisive dans un ou plusieurs des 4 domaines dont découlent la force d’une collectivité donnée : la matière (facteurs physiques), la psyché (facteurs psychologiques), la morale (facteurs éthiques) et le savoir (facteurs cognitifs). Et si les armées ne sont plus les outils décisifs par excellence, d’autres armes doivent être trouvées. Lesquelles ? Dans notre monde interconnecté, l’information sous sa forme la plus aboutie promet certainement d’être le vecteur décisif, et la conquête des esprits remplacer celle du territoire. Mais quelle information, ou plutôt quelle somme d’informations ? Probablement celle qui touche le spectre le plus large, qui forme à la fois une idée, une valeur et un sentiment. Une fin en soi. Un aboutissement universel. Un idéal, pour tout dire.
Peut-être assistons-nous aujourd’hui à une guerre éclair inspirée par l’idéal démocratique, dont l’action de l’administration américaine n’est qu’un facteur déclencheur parmi d’autres, et dont les espaces conflictuels se confondent à la planète entière. L’effet des armées n’est ainsi que le prolongement et la multiplication des idées qui fondent leur action, et la violence brute, purement tactique et technique, dénuée d’intention sur le plan des perceptions, devient une cécité en voie de disparition. La conquête des esprits, des marchés et des territoires, dans cet ordre de priorité, se joue aujourd’hui sur un champ de bataille mondial sans que les militaires ne soient autre chose, la plupart du temps, que les garants d’une certaine stabilité. Ils restent en mesure de forcer un passage pour les idées et les fonds, comme cela a été le cas en Irak, mais leur fonction se révèle de plus en plus protectrice.
Cependant, l’évolution et l’élargissement des armes est un processus constant, largement imprévisible, et il ne faut pas exclure le retour d’une ère où la suprématie militaire puisse revenir au cœur des rapports de force. Au vu de l’évolution dans des domaines tels que l’informatique et la robotique, on peut d’ailleurs se demander si l’intelligence artificielle ne sera pas le pivot de la puissance future, loin des considérations morales et des élans psychologiques qui sont le propre de l’homme.
Lt col EMG Ludovic Monnerat