Mind is the weapon - le terrorisme
comme conflit épistémologique en devenir
29 février 2004
e terrorisme contemporain doit une grande part de son impact au fait qu'il agit sur les perceptions de sociétés occidentales techniciennes et matérialistes, conditionnées par la technologie omniprésente. Pour le combattre, il faut résoudre le débat primautaire qui oppose les idées à la matière, et développer une compréhension approfondie des mécanismes qu'il emploie.
A une heure où le statut du
terrorisme en tant qu'objet stratégique est parfois remis en question, son
développement montre une multiplication de ses manifestations. Les attaques
d'Istanbul, celles déjouées en Arabie Saoudite, les micro-attaques visant des
parlementaires européens ainsi que le Président de la Commission, Romano Prodi,
autant que les cafouillages des autorités françaises quant à un présumé
terroriste « affilié » à Al-Qaïda et qui aurait pu faire exploser le
vol AF068 entre Paris et Los Angeles du 24 décembre 2003 nous rappellent
douloureusement à des questions à proprement parler stratégiques.
«... Lorsque nous répondons au terrorisme par plus de
présence militaire et policière, nous restons dans une sphère technicienne, n'accomplissant ainsi qu'une partie du travail de prévention du terrorisme. »
A ce stade, le terrorisme est déjà
paradoxal en soi, entre le particularisme de chaque terrorisme souligné par D.
Bigo, et la portée généraliste du mode d'action qu'il est et que démontre J.
Baud dans La guerre asymétrique. Pour autant, et comme le rappelle
Wesley Clark, le terrorisme est d'abord un objet stratégique « low
technology, high concept » et de nous rappeler d'une façon plus
générale que, selon Hervé Coutau-Bégarie, « la stratégie introduit
l'action de l'intelligence ». Le statut et la nature du terrorisme
comme de la stratégie nous renvoient à leurs épistémologies. Mais dans cette
optique et pratiquement, les cibles du terrorisme ne sont peut être pas celles
que nous croyons et forcément, les bonnes réponses ne sont pas toujours
celles auxquelles nous pensons.
Terrorisme et débat primautaire
Mode asymétrique par excellence, le
terrorisme a comme principale caractéristique d'engendrer des effets bien plus
importants que les seuls effets physiques des détonations qu'il essaime en
visant les talons d'Achille de ses cibles. La définition est simple, voire
simpliste, mais opératoire. Car cette définition dépasse l'une des principales
ambiguïtés stratégiques, l'articulation entre les visions idéelles - relatives
au corpus de pensée stratégique - et matérielle, renvoyant à la technique. Dans
le domaine stratégique existe en effet ce que nous pourrions définir comme un
« débat primautaire » cherchant à faire prévaloir soit l'idée, soit
la technologie, comme source de la victoire ou du succès.
Si toute analyse pertinente de
n'importe quel conflit démontre rapidement que c'est l'interaction des deux qui
amène à l'objectif - et Iraqi Freedom est exemplaire de ce point de vue
- la ligne de démarcation qui les sépare, particulièrement dans le contexte de
la Revolution in Military Affairs (RMA), est trop affirmée dans les
commentaires et doctrines que pour ne pas impacter notre action stratégique. Le
phénomène n'est pas neuf en soi. Il se dévoile dans le contexte spécifique de
la guerre froide, au travers de l'élaboration puis de l'efflorescence conceptuelle
de la stratégie nucléaire.
Le général Gallois pouvait alors
déclarer que « seuls comptent l'état des arsenaux et la stratégie des
moyens ». Or, la même guerre froide est largement marquée par les
lignes de fractures idéelles et matérielles et lorsque des auteurs aussi
influents que Possony, Pournelle et Kane déclarent à l'aube des années septante
qu'il existe une guerre technologique, ils contribuent à déplacer la notion de
technologie à l'extérieur du champ des relations stratégiques. Pourtant, dans un
domaine initialement extérieur à la stratégie, la sociologie des techniques,
McKenzie nous apprenait que toute technologie constituait « de
l'histoire solidifiée » : c'était la porte d'entrée conceptuelle à un
dépassement du débat primautaire.
Mais en était-il pour autant
réellement dépassé ? A l'aune de sa confrontation avec le terrorisme, pas
réellement, et pas uniquement du seul point de vue de la stratégie des moyens
déployée pour y faire face. Lorsque nous répondons au terrorisme par plus de
présence militaire et policière, lorsque nous mettons en place des procédures
de communication d'informations entre les autorités aéroportuaires, lorsque
nous équipons nos lieux publics de systèmes de reconnaissance biométriques et
que nous repensons à la façon dont les différentes institutions compétentes
vont devoir mieux collaborer, nous restons d'abord dans une sphère
technicienne, n'accomplissant ainsi qu'une partie du travail de prévention du
terrorisme.
En effet, le terrorisme est d'abord
psychologique, parce qu'il vise à influencer des politiques, des comportements
et des attitudes, quel que soit celui qui l'utilise. Aussi, à la lecture de J.
Baudrillard ou d'E. Morin, le terrorisme est d'abord idéel, intangible soit
et in fine, le résultat d'une perception. En d'autres termes,
s'il s'appuie sur des moyens matériels divers et la visée propre du terrorisme
concerne le domaine idéel du débat primautaire. Or, toute notre perception en
ces matières est trop influencée par une vision matérielle et technicienne
de la société et de sa gestion, déplaçant à ce moment le centre de gravité de
l'action non sur le versant idéel de la stratégie mais bien sur son versant
matériel. Dans le champ social - entendu comme le champs de toutes les
activités humaines donc et y compris les activités politico-stratégiques - ce
domaine technicien apparaît comme ayant des ramifications insoupçonnées.
Des auteurs comme L. Mumford,
J. Ellul ou L. Winner démontrent ainsi les risques de dérive de sociétés
devenues techniciennes par l'obsession de la procédure et par les
bureaucraties, mécanisant des comportements et que les évolutions artistiques
restituent assez bien. Au-delà de rythmes et de clips vidéos surfant sur cette
technicité (la musique lounge ou plus spécifiquement le groupe Royskopp
et son envoûtant Remind me), songeons à la thématique de films comme American
Psycho ou Fight Club et à la dénonciation de formes sociales
purement instrumentalisées par un intermédiaire technique qui n'est pas
uniquement technologique. La société technicienne, technocratique, est d'abord
un environnement global marquant de son empreinte le champ social de toutes les
activités exercées.
Définir la technologie dans le champ stratégique
Car la technologie ne se résume pas
uniquement aux équipements et, pour ce qui nous concerne, aux armes
potentielles du terrorisme, qu'il s'agisse d'un B-767, d'un RPG voire d'une
ceinture d'explosifs. La technique est variablement
appréhendée et ne vise pas systématiquement sa seule efficacité, de sorte
qu'elle nécessite d'abord une définition. Mais pas celle de l'ingénierie en
tant que science appliquée, d'une suite d'innovations ou plus simplement, des
seuls matériels. L. Ross voit ainsi en elle la combinaison d'un hardware
(la machine) et d'un software (ses impacts organisationnels) et soutien
la définition de R. Merrill, pour qui la technologie est « un corps de
techniques, de savoirs et de procédures pour fabriquer, utiliser et faire des
choses utiles. »
Plus loin, Saunders
inclut dans le concept de technologie les techniques d'apprentissage et le
savoir-faire inhérent à une technique. Au final,
cette « technique » qui pénètre dans la sphère idéelle induit alors
un modelage des comportements, jusque dans la sphère idéelle de nos pensées et
de nos schémas d'action. Dans une telle optique, la somme des technologies que
nous déployons est conditionnante. D'abord des politiques comme des stratégies.
Ainsi, le brillant The closed world. Computers and the politics of discourse
in cold war America de P.N. Edwards démontrait que la technologie
informatique avait littéralement formaté la guerre froide comme les stratégies
qui y seront mises en œuvre. Mais la technologie est aussi conditionnante à un
niveau individuel qui est à la fois celui de l'action du terroriste comme,
d'une façon plus générale, de celle du combattant de nos forces.
De factoapparaissent alors d'autres lignes de fractures, à commencer par le brouillage
entre fins et moyens de la stratégie. Conceptuellement parlant, les premières doivent
toujours précéder les secondes depuis que la stratégie, sans doute la première
discipline structurée au monde, et très certainement depuis un Clausewitz qui
n'a pas tiré ses dernières cartouches, a une existence conceptuelle. Plus
prosaïquement, « ne pas avoir d'objectif ne permet pas de l'atteindre »,
mais la confusion entre fins et moyens dans notre perception de la stratégie
progresse continuellement. Ainsi, le formatage des arsenaux suivant une optique
capacitaire met des moyens (systèmes d'armes et organisations visant à leur
mise en œuvre) au premier plan.
Or, ces moyens ne sont jamais
destinés qu'à répondre à des menaces préconçues. Il suffit de considérer pour
ce faire le rôle que joue Sun Tze dans la RMA américaine, caractérisée par
son « sunzisme » selon A. Joxe. Basiquement, le Chinois est
typiquement « idéel » en ce qu'il considère la manœuvre indirecte, la
préparation du terrain psychologique en recommandant de s'attaquer aux plans et
aux alliances de l'adversaire, et plus largement de n'attaquer que lorsque le
moment opportun se présente. Et encore, s'il est vraiment nécessaire de le
faire, car en paraphrasant sa formule, le bon général gagnerait 100
batailles sur les 100 qu'il livrerait, mais le meilleur général aurait gagné
les 100 batailles sans même les livrer, uniquement en manœuvrant de façon
adéquate.
Mais Iraqi Freedom (une
opération qui intervient certes au moment précis où les forces américaines
amorcent leur « transformation » suivant les critères de la
RMA) montre bien peu de reliquats des déclarations d'intentions sunzienne de la
littérature stratégique US. Elle a plutôt fait prévaloir - certes avec une
grande maîtrise - la traditionnelle habitude de l'emploi d'une force de haute
technologie et qui renvoie en fait à une vision technicienne de l'emploi de la
force. En d'autres termes, les Américains ne parviennent pas à dépasser le
débat primautaire dans l'application de la force. C'est là une des dérives
d'une société technicienne, qui ne nous apprend à considérer que des menaces
seulement formatées par des esprits techniquement déterminés : c'est donc
au cœur de la capacité décisionnelle que nous devons remonter.
La psychologie technicienne est aussi celle du combattant
La somme des technologies, comprise
au sens large des comportements qu'elle induit, se surimpose aux
conditionnements politiques et culturels pour créer des « grappes
mémétiques », soit des grappes comportementales. Quelques discussions nous
font constater que la structure de la réflexion d'un ingénieur ne sera jamais
identique à celle d'un politologue ou d'un médecin : leurs formations
respectives modèlent des types de pensée différenciées. Mieux : jusqu'à un
certain point de recherches à la fois provocantes et en pleine expansion, les
neuropsychologues nous apprennent que les orientations académiques comme les
nécessités du moment modèlent physiquement les enchaînements chimiques
et cognitifs. En d'autres termes et pour simplifier, le cheminement et donc la
nature d'une idée dans le cerveau d'un ingénieur sera différent de celui d'un
stratégiste. De nombreuses théories à l'extrême limite entre psychologie,
philosophie, informatique et physiologie s'opposent toujours à ce sujet, mais
le domaine est d'emblée plus que prometteur.
Car qu'elles soient ou non
physiquement déterminées, les grappes mémétiques à l'origine ultime de nos
actions sont évolutives. De nouvelles technologies, et donc de nouvelles
procédures, apparaissent et s'ajoutent aux évolutions précédentes, voire les
remplacent. Au-delà, l'évolution des systèmes politiques, sociologiques,
philosophico-religieux s'intègre variablement selon les individus aux grappes
mémétiques précédemment créées. Et si les neurosciences parviennent
effectivement à démontrer que ces grappes mémétiques ne sont pas uniquement des
grappes de comportements mais aussi des schémas comportementaux physiquement
inscrits dans les enchaînements réflexifs de nos neurones, il y a fort à parier
que la RMA ne sera pas celle que nous, stratégistes, avons pris l'habitude de
croire depuis une dizaine d'années.
Il en découlerait que l'étude de la
théorie du chaos, de celle du comportement, des neurosciences autoriserait,
dans les limites du développement des disciplines et de leur connaissances, une
capacité de prédictibilité du comportement des individus en fonction de la
structuration particulière de leurs grappes mémétiques au plan individuel. Mais
aussi au plan collectif d'un groupe terroriste ou d'une force armée qui,
forcément partagent une « matrice mémétique » commune et qui définit
en fait (et en terme physiologiques) une identité de groupe et un esprit de
corps. Comprendre ses mécanismes les plus intimes, au cœur de l'individu et de
ses représentations permet alors d'approfondir la dynamique engendrée par les
théories culturalistes.
La culture stratégique y apparaît
comme « un ensemble d'attitudes et de croyances tenue au sein d'un
établissement militaire concernant l'objectif politique de la guerre et la
stratégie la plus efficace et la méthode opérationnelle pour la réaliser »
pour Y. Klein. Mais la culture stratégique est aussi un concept plus large
« qui se réfère aux traditions d'une nation, à ses valeurs, attitudes,
modèles de comportement, habitudes, symboles, réalisations et formes
particulières d'adaptation à l'environnement et de résolution des problèmes en
regard de la menace ou de l'usage de la force » pour Krause. En
d'autres termes, c'est le reflet d'une matrice mémétique liant les individus,
mais aussi de nos sociétés techniciennes.
Eviter les déterminismes pour élargir la manœuvre
Le
problème de la technique conditionnante est connu des militaires. Si, par
exemple, une doctrine doit être indicative de comportements tactiques,
opérationnels et stratégiques, elle ne peut l'être trop. Si elle passe du
statut de « ligne de conduite » à celle de « procédure »,
elle limite considérablement l'initiative et l'autonomie de l'officier dans le
combat. Sa capacité à faire preuve d'audace, d'instinct (il n'a pas été
stratégiquement codifié, mais quel officier ayant un peu d'expérience lui
nierait toute utilité ?), voire de génie dans le sens clausewitzien du
terme sera limitée, et même déconseillée.
Il
s'ensuit que l'intelligence produite au cours de ses longues années dans les
écoles puis sur le terrain aura été produite en pure perte. L'officier court
alors le risque de ne pas savoir s'adapter à l'environnement dans lequel il
combat, le mettant en danger, ainsi que ses hommes et sa mission.
Historiquement, le génie et le coup d'œil sur une situation tactique ou
stratégique forment de bien meilleurs compensateurs que les technologies ne
peuvent l'être : après tout, durant la bataille de Cannes, Hannibal ne
disposait ni de « domination informationnelle » ni d'un seul fusil,
ce qui ne l'empêcha pas de vaincre une force numériquement supérieure et placée
en défensive. Au point que certains considèrent que le commandant qui a compris
le premier la situation dans laquelle il se trouve sera aussi le premier à en
tirer parti et généralement le vainqueur.
Si
la technologie, et donc le versant matériel du débat primautaire, peut aider le
commandant en lui donnant une meilleure vision de la configuration de la zone
de bataille, en lui fournissant des logiciels qui permettront de traiter des
millions d'informations, ou encore en lui permettant de rester éveillé et/ou
concentré plus longtemps, le transformant en guerrier du savoir technicien,
elle induit toutefois des vulnérabilités plus complexes. En effet, dans un tel
contexte, nous tendons à oublier à quel point nous devenons dépendants de la
technologie. Dans chacun de nos actes, dans une armée, une station de
renseignement au fond d'un appartement d'une rue calme, au corps de garde d'une
infrastructure stratégique ou plus prosaïquement dans nos vies quotidiennes. Pour
le dire simplement, comment nos économies réagiraient-elles, une fois privées
durant deux ou trois semaines d'électricité ? Les Etats-Unis seraient
ainsi la nation la plus vulnérable, la prolifération des technologies
multipliant les portes d'entrées du terrorisme.
C'est une erreur stratégique qui
invalide la capacité des sociétés techniciennes à assurer un degré de sécurité
plus élevé. La prégnance dans nos sociétés comme dans nos individualités de
visions technologiquement intensives nous pousse systématiquement à considérer
la notion de sécurité dans son sens mathématique, en tentant désespérément de
la chiffrer. C'est une dérive que J. W. Gibson dénonçait déjà comme ayant
conduit à la perte de la guerre du Vietnam. D'un point de vue technocratique,
la guerre du Vietnam était parfaite : succès tactiques, hautes
technologies et méthodes avancées de management auraient logiquement dû
permettre la victoire. Cruelle conclusion pour les Américains que restitue le
fameux dialogue entre un colonel américain et un homologue vietnamien, le
premier déclarant que tactiquement, les Etats-Unis avaient vaincu dans tous les
engagements durant lesquels ils avaient fait face à l'armée vietnamienne. Son
collègue lui avait alors répondu que c'était sans doute vrai, mais que ces
victoires ne représentaient rien dans le contexte spécifique de la guerre
qu'ils avaient menés.
Aujourd'hui, le nombre de policiers
et de militaires déployés, les équipements disponibles, le développement de
codes juridiques antiterroristes deviennent des réponses politiquement
défendues et promues mais engendrent le malaise. Ameutant les organisations de
défense des droits de l'homme, créant une ambiance militarisante voire de
suspicion, elle fragmente le champ social au moment où il a besoin d'être le
plus resserré et le plus cohérent possible, car la sécurité n'est pas une
réalité matérielle. C'est une réalité au sens de la perception de la sécurité.
Elle est par essence chaotique, évolutive, dépendant de la perception de
l'individu et n'a d'ailleurs jamais vraiment été définie. On ne peut chiffrer
une perception et la perception devient vite une adversaire. Après le 11
septembre, les interactions de questions-réponses à des politiques pas toujours
très bien formés et informés, une rhétorique sécuritaire, le lancement
d'opérations en Afghanistan, en Irak, la multiplication des attentats en tous
genres (même s'ils ne sont pas tous liés entre eux) a modifié ce que nous
pensons être la sécurité. A ce stade, le terrorisme marque déjà des points :
il fait peur. Et c'est précisément son objectif.
L'ayant compris, Qiao Liang et Wang
Xiangsui, les auteurs de La guerre hors limites, montrent à quel point
nos sociétés sont perceptuellement vulnérables. Au point que certains disent de
l'ouvrage, écrit en 1998, qu'il aurait fortement influencé les attaques du 11
septembre. Le développement comme les conclusions des deux colonels chinois
sont sans appel : l'abus de technologie nous enferme dans un carcan de
fausse rationalité nous rendant vulnérable à toute action sur nos esprits.
L'attaque de ce qui peut rester de nos valeurs, fragilisées par une pensée
mathématisante et linéaire devient alors une ligne de conduite stratégique
radicale, n'épargnant ni civils, ni infrastructures.
Liang et Xiangsui rejoignent ainsi
et par défaut les réflexions d'un J. Ellul comme d'un P. Virilio trop peu lus.
Virilio voit en effet l'apparition d'une Pure war, vision syncrétique
des développements technologiques et militaires dans un cadre stratégique
unifié, mais où la technologie en serait arrivée à un point où elle livrerait
d'elle-même une guerre à l'humanité et où, finalement, la guerre serait
permanente. De même Baudrillard pouvait-il écrire dans la même optique que la
guerre du Golfe n'avait pas eu lieu parce qu'elle relevait d'un continuum
dans le temps alors qu'une guerre est bornée dans le temps, entre sa
déclaration et un accord de paix.
Mais on doit aussi se demander s'il
s'agit bien là d'une guerre. Si D. Bigo considérait que la catégorie
« guerre » de l'action stratégique ne s'appliquait qu'à deux États en
conflit militaire ouvert, force est aussi de constater que les guerres
n'existent plus. On ne les déclare plus tout comme « le front »
n'existe plus, mettant à mal tous nos référents en la matière. Dans ce contexte,
comment caractériser un conflit violent entre un État et des réseaux pour
partie avérés, pour partie potentiels ?
La menace que fait peser Al-Qaïda,
par exemple, est relativement inédite : fournissant des appuis à la
formation et aux ressources financières, ses actions ne sont pas nécessairement
commandées directement par O. Ben Laden. Les menaces les plus importantes à ce
niveau ne proviennent pas d'un « centre » qui planifierait et
commanderait les opérations, mais bien de « périphéries » émergeant
directement sur les théâtres d'opérations et entretenant des liens très divers
avec le « centre ». De ce point de vue, il n'est pas inimaginable
qu'un groupe terroriste mène une action pour ensuite se revendiquer
d'Al-Qaïda, lui assurant ainsi directement une couverture et une intensité
médiatique qu'il n'aurait pas nécessairement eu sans l'artifice de l'étiquette.
Osons alors cette hypothèse : dans une société « tectonique »,
dont la multiplicité de plaques mises en réseau s'entrechoquent, le conflit
n'est non pas permanent mais bien en devenir permanent. Mais
alors, comment y répondre ?
Combattre un terrorisme en devenir permanent
Autant tout bon commandant sait
qu'il n'existe pas de technologie du commandement mais bien un art de ce
dernier, autant les sciences humaines d'une façon générale nous y préparent.
L'art peut être mathématique et technicien, mais quelques cours de son histoire
démontrent qu'il ne peut y avoir là qu'un moyen et non une fin en soi. Aussi,
et dans le contexte qui est le nôtre, peut-être avons-nous besoin de
reconsidérer les fondements de nos perceptions, particulièrement dans un
environnement sécuritaire où c'est le versant idéel qui est visé. Au travers
d'un ouvrage brillant, le général Francart nous montre ainsi que la complexité des
conflits actuels démontre que le premier des belligérants qui comprend et qui
donne un sens à un conflit prend automatiquement l'avantage sur son adversaire
et que, donc et finalement, toute guerre est d'abord une guerre du sens.
La
rationalité des guerres est d'un niveau supérieur à leur seule pratique et
toute guerre est épistémologique par essence, nous imposant de revenir aux
racines de la décision et de l'action, à l'instar de la démarche de Lucien
Poirier. De même, pour R. Szafranski, les défis actuels sont
épistémologiques et le gagnant est le belligérant qui conserve mieux ses
valeurs que l'autre. Dans l'optique de cette guerre néocorticale, les
différentes opérations sont intrinsèquement de nature psychologique et
s'attaquent directement aux croyances, aux cultures, aux valeurs, désorientant
pour réorienter et reformuler les légitimités et les loyautés. Pour le colonel
américain, ce type de guerre a un contenu social très fort, y cherchant plus la
rupture (disruption) que la destruction.
L'action
dans les champs psychologiques se produit à l'articulation des versants idéels
et matériels du débat primautaire, et Szafranski souligne d'emblée qu'une
interprétation matérielle d'une stratégie fondée sur les plates-formes plus que
sur leurs fonctions limite en réalité les apports technologiques. Cohérent, son
raisonnement trouve un écho certain dans le développement des Effect-Based
Operations (EBO) en stratégie aérienne, où les frappes induisent des effets
indirects sur le comportement adverse jusqu'à ce qu'il adopte celui que l'on
cherche à lui imposer. Dépassant les approches classiques - entre
anéantissement direct et attrition - par une constance de l'approche indirecte,
les EBO sont « un processus pour obtenir un résultat stratégique désiré
ou un effet sur l'ennemi à travers l'application synergétique et cumulative de
toutes les capacités militaires et non militaires à tous les niveaux du conflit ».
On doit toutefois se poser la
question de la réelle nouveauté de ces approches. Les bombardements alliés sur
l'Allemagne nazie ont cherché, sans véritable résultats, à casser le moral
civil et la loyauté au régime. De même, si un centre de commandement ou des
fibres optiques sont des réalités physiques et quantifiables dans une optique
technicienne, elles le sont forcément moins dans la lutte contre des réseaux
terroristes. Par ailleurs, Ardant du Picq, Clausewitz ou encore les sociologues
militaires nous rappellent que la défaite est d'abord morale et qu'elle précède
la défaite physique. Aussi, face au terrorisme et avant même de penser à des
services de renseignement et des forces de police, et en leur sein même,
les perceptions sont à la fois nos premières adversaires et nos premières
partenaires.
Dans des sociétés de plus en plus
spécialisées, les perceptions deviennent le plus petit dénominateur commun
entre des hommes trop souvent vus comme de simples unités d'action. Or ce
seront ces perceptions qui commanderont nos réactions généralement trop
impulsives et généreront une panique qui montre généralement toute l'étendue de
notre défaite. Aussi, la diversité des fonctions de notre société technicienne
- que reflète parfaitement, par exemple, les spécialisations de soldats
américains capturés durant Iraqi Freedom et qui les ont empêchés de
combattre - montre qu'elle est de plus en plus vulnérable.
Si elle l'est dans la radicalisation
technicienne et visant à une division des tâches toujours plus importante dans
le champ social, le terrorisme est en contrepartie une forme stratégique très
pure. Contrairement à nos armées techniciennes logistiquement et financièrement
très lourdes qui ne peuvent être engagées que durant des temps limités et qui
comptent sur le développement de l'informatique pour pousser des options de
plus en plus systématiquement chronostratégiques, le terrorisme s'épanouit dans
le temps. Il mène des opérations de façon chaotiques, non linéaires, dans
l'optique d'une usure fatigant l'adversaire et dégradant ses forces morales
tout en s'appuyant systématiquement sur ses vulnérabilités comme sur ses
structures.
Ainsi, les terroristes communiquent,
vivent, voyagent et préparent leurs armes par le biais des moyens de la société
technicienne. Dispersés en son sein, ils se regroupent pour monter des
opérations puis se disperser et leurs structures n'ont plus rien des modèles
hiérarchiques que sont nos propres systèmes de défense. Dans le même temps, ils
ont systématiquement l'initiative, au moins au niveau conceptuel de la
préparation des actions. Travaillant via des réseaux conservant une résilience
maximale face à des tentatives de décapitation ou de réduction, ils réifient
les principes élémentaires de la défensive et conduisent une Netwar.
Structure conceptuelle et
organisationnelle réticulant des acteurs étatiques ou non, la netwar
tend très nettement à se développer dans les « zones grises » du
brouillage entre les distinctions internes et externes de la sécurité, des
distinctions entre fins et moyens de la stratégie, ou encore dans la
distinction entre cible et tireur. Dans ce dernier cas, un cyberterroriste peut
s'emparer de la puissance de calcul d'un ordinateur pour en attaquer d'autres,
à l'insu de son propriétaire. Ou encore des médias se transforment en caisses
de résonance d'une action terroriste, contribuant involontairement et en
fonction de la liberté d'information à sa diffusion. Il existe alors un spectre
de la netwar, dans l'amplitude de la violence déployée comme dans les
types d'acteurs qu'elle implique. Cinq ordres de base sont nécessaires pour
qu'un acteur y soit efficace et nous pouvons rapidement constater à quel point
il peut être implanté dans le tissu social :
De
ce point de vue, si la société technicienne est suffisamment peu lisible dans
son tissu social pour qu'elle puisse abriter de tels réseaux, elle évolue aussi de la linéarité vers la non
linéarité en acceptant que le « risque zéro » n'existe en aucun domaine.
Elle est aussi forcée de reconnaître que la probabilité d'attaque terroriste ne
peut pas être calculée mais globalement évaluée. Nous vivons donc dans une
situation d'incertitude quant aux changements à venir, incertitude induisant
une société du risque pour Beck, ou encore une revalorisation/réification de la
notion de crise en tant que jugement pour Castel. Plus de 50'000 conteneurs
maritimes entrent chaque jour aux Etats-Unis : faut-il les scanner
systématiquement au risque de perdre de précieux moyens humains et
financiers ? Ce poids de l'incertitude à quasi-immédiatement fait fermer
Wall Street lorsque les avions ont frappé les tours. Si la fragilité de nos
sociétés ne se révèle que partiellement dans un tel contexte, la situation
n'est pas neuve historiquement.
Ainsi, plusieurs générations
d'Européens ont vécu la possibilité de voir un conflit de grande amplitude aux
connotations nucléaires se développer sur leur territoire et la majorité des
Allemands se souviennent de manœuvres militaires se déroulant non loin de chez
eux. Au-delà des mécanismes propres à la dissuasion et aux jeux politiques de
puissance, le rapport qu'ils ont entretenu à la possibilité de frappes
nucléaires a été très ambivalent, couvrant un spectre allant de la résignation au
refus. De ce point de vue, les Européens étaient naturellement mieux préparés à
une guerre que ne l'étaient des Américains dont les déclarations sur le
déploiement des euromissiles montraient qu'un des buts recherchés était de
contenir tout conflit nucléaire sur le continent européen.
La situation est partiellement
comparable dans le cadre stratégique actuel. Attaqués sur un territoire qui ne
l'avait jamais été, les Américains ont répliqué de façon linéaire et
technicienne sans réellement préparer les esprits alors précisément que les
tours jumelles comme le Pentagone étaient d'abord et avant tout des symboles et
des formalisations architecturales de leur culture. Dans le même temps, les
Européens ne réagissent pas forcément mieux (en fait, avec plus de retard que
Washington), et ce même si leurs populations sont a priori mieux
préparées. A ce stade de l'analyse, la prolifération technologique nous
autorise une RMA constante dans une géopolitique de la vitesse, mais qui ne
réagit qu'aux rationalités techniciennes en cherchant à réinventer la stratégie
là où il faudrait plutôt en relire les classiques.
Surtout,
l'occurrence du terrorisme nous démontre à quel point les évolutions du temps
sont cruciales et notamment dans quelle mesure les activités de sécurité
tendent à rejoindre plus un champ des activités sociales qu'un champ des
activités politiques qui ne sera jamais complètement congruent au premier.
C'est un risque en soi, qui finalement découle des risques propres à une
société technicienne que soulignaient les sociologues de la technique dans
les années septante : celui d'une perte de contrôle du politique sur des
questions stratégiques, justement et plus que partiellement parce qu'elles
seraient devenues trop technologiquement intensives.
La science comme le savoir sont
pareils à Janus, se parant d'un visage double, à la fois source de progrès
comme de destructions, tout comme la société matérielle, sous couvert de viser
l'intérêt général, engendre ses propres déviances et se vulnérabilise au fur et
à mesure de sa dépendance aux technologies et aux procédures. Oppenheimer
regardant la première explosion nucléaire déclarait ainsi que « je suis
devenu un compagnon de la mort, un destructeur de mondes ». La mise en
évidence du paradoxe en cette matière est fréquente. Mais Colin Gray nous
apprend aussi que le problème n'est pas l'arme en tant que telle mais bien la
décision de l'utiliser. De la sorte, comprendre les fondements du passage à
l'action est une façon de plus de nous renvoyer à la notion de décision et à
son formatage. Les jeunes femmes palestiniennes s'exécutant en même temps que
des civils israéliens, le tankiste de Tsahal entrant dans les Territoires comme
de nombreux djihadistes ailleurs, sont des gens intelligents, ayant souvent
mené à bien des études parfois longues.
Mais si l'Université ou toute autre
école n'a jamais vacciné contre l'inhumanité, elles restent des lignes de
fractures privilégiées. Dans nos sociétés, un enfant passera de 12 à 16 ans en
son sein, formatant son esprit en tant qu'exécutant discipliné ou en tant que
cadre lui aussi discipliné au risque de perdre de son agressivité conceptuelle
dans la recherche de l'innovation. L'école sera ainsi et pratiquement la
structure de reproduction de la société technicienne. Pourtant, l'éducation en
général et l'enseignement en particulier, c'est aussi et surtout la possibilité
de la conscience du monde comme la possibilité de sa connaissance. A ce titre,
si le terrorisme nous montre selon la formule de D. Harraway que l'individu est
une question de défense stratégique, l'éducation pourrait en être le
prolongement naturel, réifiant la thématique des oppositions entre idéel et
matériel dans le débat primautaire. Nous pourrions ainsi poser l'hypothèse
qu'il existe globalement trois niveaux par lequel l'enseignement devient
vecteur stratégique dans la constitution des grappes mémétiques et dans la
reproduction des schémas culturels participant au renforcement du versant
matériel du débat primautaire :
A un premier stade, nous
savons tous au moins intuitivement que l'enseignement est largement un vecteur
de développement durable et les rapports de l'ONU nous montrent qu'il existe
une corrélation entre effondrement du nombre de livres parus et violence. Dans
l'optique de la sécurité plus que de la stratégie, l'enseignement devient alors
un vecteur de développement et de stabilisation politique des États, encouragés
dans les programmes d'aide au développement comme par les Organisations internationales.
A un deuxième niveau,
l'enseignement devient instrumental, technicien et nous porte à la réussite
matérielle. Il est certes source de la richesse des États et est sublimé
lorsque l'on pousse en avant la recherche appliquée, devenant alors composante
des stratégies intégrales. C'est aussi le niveau de la formation militaire de
la majorité de nos officiers subalternes et des candidats terroristes. Mais,
trop axé sur les mathématiques et la linéarité en général de schémas
cause-conséquence trop simplistes, il a l'inconvénient de nous spécialiser dans
des tâches qui limiteront notre vision de la complexité du monde.
Enfin, l'enseignement peut
apparaître en tant que vecteur d'épanouissement, mais surtout de formatage des
perceptions, les préparant à une objectivité et à des nuances qui ont toujours
été les armes les plus efficaces et dont nous pouvons cruellement manquer
lorsque le temps manque pour affiner nos ripostes. Aussi, sans doute avons-nous
besoin de plus de philosophie, plus de sociologie, plus d'histoire, autant de
disciplines dont les principes et les applications, non linéaires par essence,
mais préparant bien plus à la réalité de la vie comme des opérations. C'est
aussi celui qui modèle le plus l'esprit, formant une base intellectuelle qui
seulement ensuite accueillera des sciences dites « dures » dont nous
ne pourrons pas nous passer si nous désirons assumer des combinaisons
harmonieuses avec un degré d'intensité technologique qui sera toujours plus
important.
Moins
immédiatement rentable, c'est aussi le secteur le plus défavorisé : les
cours d'art ou d'analyse littéraire disparaissent peu à peu alors qu'ils font
le plus appel à un instinct dont nous connaissons l'utilité et qui, sans eux,
sera plus difficile à acquérir : dans une société technicienne et plus
généralement pour l'intérêt général, tout a été fait pour que l'instinct ne
soit en effet plus une question de survie. Or, d'année en année, et sans pour
autant tomber dans le pessimisme, nous perdons notre culture générale comme notre
goût du savoir. Or, les grands capitaines de l'Histoire étaient surtout des
historiens et Napoléon de conseiller aux futurs candidats : « Faites
la guerre offensive comme Alexandre, Hannibal, César, Gustave-Adolphe, Turenne,
le Prince Eugène et Frédéric ; lisez, relisez l'histoire de leurs
quatre-vingt trois campagnes, modelez-vous sur eux ; c'est le seul moyen
de devenir grand capitaine, et de surprendre les secrets de l'art. »
Dans cette
même optique, les théoriciens les plus marquants ont aussi ceux qui ont été
considérés comme les plus dérangeants dans leurs originalités comme leurs
excentricités. J-J. Langendorf posait ainsi la question de savoir si J.F.C.
Fuller, le « père » de la guerre blindée, comme d'ailleurs celui de
l'approche matérielle en stratégie, n'avait pas été le plus grand penseur
militaire du XXème siècle. Dans la même optique, les côtés pour le moins
mystiques des Sept piliers de la sagesse de T.E. Lawrence (d'Arabie)
montrent la personnalité d'un autodidacte aussi audacieux dans la pensée que
sur le terrain. La constatation n'est pas limitée à la Grande-Bretagne et se
retrouve chez un Machiavel étudiant le soir venu les classiques de l'Antiquité,
voire chez un Patton certes grossier mais qui a su, au moment de réellement
exploiter la percée que représentait le débarquement de Normandie, sortir du
très technicien schéma de l'attrition solidement implanté aux Etats-Unis pour
mener une manœuvre audacieuse (l'opération Cobra). Les très peu
techniciennes perceptions autant que l'instinct y ont alors joué des parts
déterminantes dans des destins hors du commun.
Dans le
contexte qui est le nôtre, la non linéarité et la complexité des opérations
comme des environnements stratégiques imposent une compréhension correcte de la
notion de conflit en devenir permanent dans la formation des personnels de
sécurité. Si les armées techniciennes et mécanisées effectueront une transition
vers des formations plus souples, aptes à pleinement exploiter les possibilités
opérationnelles de leurs matériels comme des doctrines déployés, l'homme -
soldat, sous-officier ou officier - en reste l'élément à la fois de base et à
la fois ultime. Les situations stratégiques que les États sont actuellement
amenés à rencontrer ne nécessitent plus seulement de grands capitaines. Elles
nécessitent aussi et surtout une forte composante d'innovation individuelle et
de connaissances les plus diverses.
On songe
bien évidemment aux forces spéciales, dont on a pu dire qu'elle étaient des
« shock troops for a shock new order ». Mais l'investissement
qu'elles nécessitent autant que les qualités initialement demandées à leur
futurs membres en font une denrée rare. De ce point de vue, l'évolution des
systèmes stratégiques nous imposera sans doute des armées plus resserrées dans
leur dispositifs et leurs organisations mais plus autonomes techniquement,
logistiquement et conceptuellement. De nombreux efforts sont faits en la
matière. La possibilité de disposer de communications instantanées avec des
traducteurs restés au pays permettant de faciliter le dialogue avec
l'environnement humain en est un exemple parfait. Dans le même temps, les
nanotechnologies permettront d'alléger le poids des équipements que le soldat
prendra avec lui.
Mais ces
innovations auront deux coûts. Le premier sera financier et exigera pour les
forces européennes un meilleur investissement, y compris dans la recherche et
l'enseignement, dans le cadre de coopérations renforcées, voire d'intégration
dans des structures propres à l'UE. Le deuxième est d'ordre conceptuel. Si les
armées doivent miser sur le potentiel humain, elles devront être prêtes a
dépasser voire à reformuler leurs propres cultures pour accepter des solutions,
certes parfois innovantes, mais choquantes du point de vue des traditions. Ces
armées sont pourtant le reflet des sociétés civiles et elles doivent apprendre
en tant qu'institutions à faire corps avec leurs États, car même des sociétés
dont on a pu dire qu'elles étaient déstructurées par l'impact de la technologie
ont besoin de cohésion.
Dans un
contexte de conflit en devenir permanent, ne prenons pas le défaitisme comme
posture de départ à toute réflexion sur le terrorisme sous le couvert d'une
incertitude technicienne. C'est tout autant valable en ce qui concerne une
militarisation des esprits, latente depuis la compréhension de la guerre froide
comme une guerre en soi et que réifie la vision de certains néo-conservateurs
américains lorsqu'ils écrivent que les Etats-Unis ont engagé et vont gagner la
Quatrième Guerre mondiale. Une telle vision reviendrait à reconnaître la
possibilité d'une défaite. Dans la logique d'une confrontation en devenir
permanent au terrorisme, le premier parasite, de ce point de vue, est sans
doute l'obsession de la victoire. C'est une notion par trop linéaire et
finalement morte à l'issue de la première moitié du XXème siècle et de la
Seconde Guerre mondiale : la menace émergerait, serait combattue puis
anéantie, alors qu'en réalité cette vision correspond à une vision de
l'adversaire idéal que le terroriste s'efforce - pour sa défense comme pour
mener ses attaques - de ne pas être. Elle correspond aux visions inspirées de Desert
Storm puis d'Iraqi Freedom comme des anomalies stratégiques où, in
fine, les adversaires sont choisis plutôt qu'ils ne s'imposent. Dans le
même temps, les formes stratégiques en réseau adoptées par les terroristes ne
correspondent pas à de tels critères.
Aussi, nous
ne pouvons pas nous permettre un effondrement de nos valeurs par
l'anéantissement culturel prôné par les obscurantismes, que ce soit par
l'attaque individuelle et terroriste de nos grappes mémétiques ou par la
militarisation à outrance de la société. Au contraire, profitons des points de
force de cette dernière, à commencer par nos enseignements pour riposter.
Intelligemment et en pensant plus qu'en calculant, et en nous rappelant que
« c'est une erreur de croire que le matériel est l'antithèse de l'idée.
Au contraire, plus l'investissement matériel est grand, plus l'investissement
intellectuel doit suivre » selon H. Coutau-Bégarie. Car si le
terrorisme peut frapper, nous pouvons déployer une innovation conceptuelle
tendant à la sortie des schémas techniciens. Mais ce ne sera ainsi que par la
disposition d'un véritable esprit critique et de nuances qui seules savent
démêler l'écheveau de la complexité des réseaux comme des situations
stratégiques actuelles. Car le nihilisme d'une puissance aveugle et décérébrée
se combat avec un sens que nous pourrions perdre. Si c'est d'emblée et avant tout
autre combat, il s'agit alors de la première et de la mère de toutes les
menaces.