L'opération Iraqi Freedom,
une guerre de la « Troisième Vague » ?
21 septembre 2003
a guerre en Irak n'a pas consacré les principes vantés par les futurologues Alvin et Heidi Toffler. Evolution plus que révolution, elle a au contraire montré la rémanence des concepts classiques de la stratégie. Analyse détaillée.
On avait dit d'elle qu'elle serait une Blitzkrieg d'un genre nouveau, une déferlante technologique implacable qui allait s'abattre tel un rouleau-compresseur sur les résidus de forces irakiennes, bref un modèle d'engagement des infrastructures et plate-formes les plus sophistiquées. Pourtant, avec le recul que
l'on peut en avoir à l'heure actuelle, l'opération «Iraqi Freedom» (OIF) ne
semble pas s'être radicalement détachée des conceptions classiques guidant les
opérations militaires. Les dernières innovations technologiques, bien que
présentes sur le terrain des opérations, furent discrètes. Même si la
transformation des forces US est bien réelle, sa nature exacte dépasse
l'acquisition des seuls équipements.
«... La guerre en Irak confirme
certains canons de la stratégie, ce qui ne fait d'elle qu'une préfiguration partielle de ce que
pourraient être les guerres du futur. »
Faute de budgets et face aux
pressions bureaucratiques, Donald Rumsfeld a ainsi dû revoir au rabais son
ambition de constituer une armée technologique et a insisté davantage sur une
dimension organisationnelle qui a longtemps souffert des rivalités
interservices au sein du Département de la Défense.
La Troisième Vague des Toffler
Or, de ce point de vue, la
guerre d'Irak a remis en évidence ces rivalités : les Marines et l'Army
ont été placés quasiment sur pied d'égalité. Mais elle a aussi permis d'en
apaiser d'autres, permettant ainsi d'utiliser la puissance aérienne en soutien
des forces terrestres comme des frappes stratégiques, de façon optimale.
On est donc loin des visions
quelque peu réductrices d'auteurs tels qu'Alvin et Heidi Toffler, ces
futurologues américains entre-temps devenus de véritables gourous de la
Révolution dans les Affaires Militaires (RAM). Quasi-systématiquement cités
dans les ouvrages traitant des formes contemporaines de guerre, leur influence
sur le Pentagone - au travers de leur participation dans des études telles qu'Air
Force 2025 ou Spacecast 2020 - est importante.
Dans un pays où, comme le
rappelait V. Desportes, la « Vision » est un élément
stratégique dans l'adoption des méthodologies qui conduiront à la mise en place
de doctrines et de stratégies, le statut des deux auteurs est incomparablement
plus important que celui de n'importe quels autres en Europe.
Au terme d'un cheminement
intellectuel d'une dizaine d'années commençant en 1981, A. et H. Toffler
avaient suggéré l'irruption d'une nouvelle forme de guerre, dite de
« Troisième Vague ». Selon eux, aux guerres formatées sur la base des
modes de production agricole et industriel (soit les premières et les secondes
vagues) devait succéder une guerre technologique où l'informatique et les
armements de précision feraient triompher les forces US.
Dans leur analyse, ils
triséquaient ainsi les capacités mondiales en proposant que toute armée
formatée sur la base de la troisième vague serait capable de l'emporter sur
celles qui relèveraient des deux vagues précédentes.
La phase de haute intensité
d'une OIF est présentée comme une victoire décisive autant que comme un exemple
parfait des dynamiques engendrées par la RAM, et a fortiori de ce que
pouvait produire comme effets stratégiques une armée de la troisième vague.
A présent close depuis plus
de quatre mois, cette expérience stratégique décisive, au vu des réflexions
qu'elle engendre déjà et des leçons qui en sont tirées dans le cadre de la
structuration future des forces américaines, nous permet d'évaluer la
congruence de la vision des deux futurologues à la réalité des opérations.
Ce que le conflit irakien
semble avoir une fois de plus démontré, c'est la place centrale de l'homme dans
les opérations militaires. S'il dispose de systèmes d'armes réduisant sa
vulnérabilité, sa survie n'en est pas autant garantie. Le soldat, unité
élémentaire du combat, constitue le premier senseur, celui qui recueille et
dissémine l'information à travers un commandement - c'est la nouveauté -
réseaucentré.
D'aucuns ont promis aux
fantassins du futur une exposition minimale, tout en conservant une puissance
de feu et une létalité accrue. La réalité qui semble désormais se profiler est
quelque peu différente : l'homme, parce qu'il représente non seulement un
composant essentiel de certaines opérations (comme la guerre urbaine ou le
contre-terrorisme), risque de voir ses responsabilités en matière de décision
croître en nature et importance.
En clair, la guerre
s'« humaniserait » plus qu'elle ne se « technologiserait ».
Bien qu'ils fassent l'objet d'études sérieuses, cyber-organismes et robots ne
remplaceront donc pas de sitôt le fantassin et les forces armées devront encore
intégrer le risque de pertes humaines dans les temps à venir.
A cet égard, les Toffler
étaient loin d'imaginer à quel point le développement des biotechnologies
pourrait constituer des multiplicateurs de force potentiels. Mais s'ils ont
aussi considéré dans Guerre et contre-guerre la fonction centrale de
l'initiative (sur le terrain comme dans la gestion du changement
techno-stratégique), ils ont mal appréhendé la fonction combattante en tant que
telle.
Les opérations menées dans
le cadre de l'OIF montrent ainsi que comparativement aux combattants
britanniques, les Américains présentent un déficit d'expérience. Plusieurs
études montraient certes leur détermination à combattre et le haut degré de
leur moral, mais la jeunesse des soldats du rang - comparativement à
l'expérience et aux compétences d'officiers US qui forment un des corps sociaux
les plus éduqués au monde - était source d'une nervosité et d'un certain nombre
d'incidents.
Dans le contexte d'une
guerre visant avant tout le moral des Irakiens eux-mêmes, afin d'éliminer ce
qui restait de leur adhésion au régime avant qu'ils ne puissent soutenir les
nouvelles autorités, ces comportements contrevenaient aux conditions
élémentaires des opérations de maintien et de rétablissement de la paix.
La maîtrise du swarming
par l'exemple
Dans cette optique, l'OIF
sacre plus que la guerre technologique une certaine forme de retour aux
réalités des vraies guerres clausewitziennes qui, si elle est correctement
interprétée par les tenants de la RAM, infléchira ses excès de techno-optimisme
tofflériens vers plus de réalisme. Dans des forces américaines culturellement
marquées par la figure de Jomini et ses notions de rigueur mathématique - des
raisonnements autant que de la conduite même des opérations -, la sagesse
clausewitzienne n'est que partiellement comprise.
A fortiori, lorsque les planificateurs font face à la réalité
des opérations, comme lorsqu'il s'agit de rediriger les flux logistiques ou de
sécuriser des positions urbaines, c'est pourtant à des qualités intrinsèquement
humaines et clausewitziennes qu'il est fait appel. A l'exception du dépassement
d'un nombre considérable de goulots d'étranglements en matière d'intelligence
artificielle, les capacités d'initiative, de gestion des incertitudes et
d'interprétation d'informations qui ne sauraient rester que fragmentaires
(prôner la dissolution technologique du brouillard de la guerre impose des
certitudes qu'aucune interprétation ne peut fournir), l'homme y reste le plus
adapté.
Aussi, selon Clausewitz,
« La guerre est par essence le domaine de l'incertitude » et
des épisodes comme les batailles de Nasiryah ou de Najaf le montrent à souhait.
Mais ils permettent aussi de montrer à quel point l'entraînement et les
tactiques adaptées peuvent payer. Le nombre de pertes américaines en comparaison
des pertes irakiennes indique que des tactiques telles que le swarming sont
à la fois maîtrisées et constituent des équilibres corrects entre offensive et
défensive.
Offensif, le swarming
autorise des raids concentriques en direction de l'objectif (tactique comme
opératif) supportés par une puissance de feu dispersée mais convergente.
Défensif, il ne nécessite pas systématiquement une grande vitesse d'application
et autorise des approches prudentes, très fréquentes en Irak. Dans les deux cas,
il offre aux combattants la possibilité de se retirer et d'exercer un contrôle
lacunaire de la zone d'intervention ou au contraire d'implémenter une
domination de zone. La liberté de manœuvre permise reste toutefois conditionnée
à un fort degré d'initiative des hommes comme de leurs leaders, mais aussi à un
fort degré de compétence technique.
Autant dans le contexte de
la RAM que de l'OIF, cette articulation entre l'homme et les pratiques
techniques conditionne le succès et constitue un territoire stratégique encore
largement en friche. L'intégration des percées technologiques dans les corpus
stratégiques et doctrinaux constitue la possibilité d'allier la vision que
pouvaient avoir les Toffler de la guerre du futur à la réalité des opérations.
A cet égard, l'OIF consacre autant une
évolution de la culture de planification des forces américaines - au regard des
allégements successifs du plan initial - que de la culture du commandement.
Est tout singulièrement
révélatrice de ce phénomène la controverse intervenue quant au format des
forces qu'il conviendrait d'engager sur le sol irakien. S'il fallait résumer la
teneur de ce débat, nous pourrions affirmer que deux écoles s'opposaient. La
première, conduite par le Général Tommy Franks de l'U.S. CENTCOM, envisageait
un déploiement de grande envergure, à des lieues des formules révolutionnaires
développées par certains avocats « extrémistes » de la RAM.
Cette option ne reçut pas
l'aval des membres civils du Département de la Défense, et tout
particulièrement de Donald Rumsfeld. La fin de non-recevoir adressée au
commandant du CENTCOM - enjoint, au demeurant, de retravailler son plan selon
une vision en rupture avec les conceptions classiques en vigueur - avait été
motivée par l'évocation des risques que pouvait générer l'expédition d'un tel
dispositif militaire dans la région.
La seconde école, conduite
par quelques faucons de l'administration Bush, tablait sur le déploiement d'une
force expéditionnaire plus réduite (d'environ 70'000 hommes), compensant sa
faiblesse numérique par sa dotation en systèmes d'armes intégrant les récentes
avancées technologiques en matière de précision, de protection et de létalité. La décision finale quant au
format des troupes qu'il s'agirait d'engager traduit clairement un compromis entre
les deux thèses en vigueur, même si, à y regarder de plus près, le projet du
Central Command semble avoir prévalu.
Prenant alors pleinement
appui sur le concept de Network Centric Warfare (NCW), les officiers
installés au Camp Al-Salyiah (Qatar) étaient aussi bien en mesure de diriger
des opérations de nature très tactiques que d'exercer un commandement par
influence. Ainsi, le Combined Air Operation Center était chargé du dispatching
des missions d'appui aérien (plus de 80% des missions ont été menées
« à la demande »). Si ces évolutions n'ont pas été prises en compte
par des Toffler reconnaissant toutefois que leur Troisième Vague aurait des
impacts organisationnels, les évolutions technologiques qu'ils percevaient se
sont révélées plus nuancées.
Des technologies capacitantes
Les innovations
technologiques les plus récentes n'ont pas ainsi occupé le premier plan des
opérations. En fait, une part majeure du matériel employé, qualifié par
certains d'obsolète ou de vétuste car datant des années 1980 et conceptualisé
dans l'optique d'une guerre de large amplitude sur le théâtre centre-européen,
a démontré toute son utilité. En ce sens, la seconde guerre du Golfe fut
principalement une guerre conduite avec les moyens de la Legacy Force, c'est-à-dire l'ensemble des plate-formes connues
traditionnellement pour leur lourdeur, masse et manque de mobilité.
Il semble que les opérations
en Irak ont renvoyé la plupart des « prospecteurs militaires » à
leurs classiques de stratégie, Fuller, Guderian ou Rommel - dont la stratégie
d'évitement des villes entretient d'intrigantes similitudes avec les plans de
guerre des forces US. Il n'est, dès lors, pas lieu de s'étonner de
l'omniprésence des chars M1A1 et M1A2 Abrams ou encore des véhicules de combat
d'infanterie M2 Bradley. Le char classique n'est pas près d'être déclassé,
selon les dires d'officiers de l'Army : les programmes de modernisation US -
notamment un FCS et des blindés Stryker considérés comme trop légers face aux
RPG proliférants - sont d'ailleurs remis en question.
Certains - comme un Ralph
Peters très influent et très proche.… des Toffler - attribuent encore un rôle
de premier plan au char de combat principal, y compris et surtout dans les
villes. La formidable approche adoptée par les Britanniques usant de leurs Challenger II surblindés, dans le cadre de sous-groupements tactiques, a
prouvé que le char de combat constituait encore un parfait compromis entre
mobilité, protection et puissance de feu.
Au-delà du classicisme de
l'emploi des matériels, certains équipements ont par ailleurs révélé de
nouvelles potentialités lorsqu'ils étaient combinés à des concepts d'emploi
innovants et adaptés. Des bombardiers stratégiques comme le B-52 et le B-1, une
fois équipés de pods de désignation adaptés, ont ainsi pu mener des missions
tactiques au moyen de bombes JDAM ou guidées par laser. D'autres cependant
semblent avoir montré leurs limites dans les combats. Le faible nombre de
sorties des F-18 australiens comparativement aux appareils britanniques et
américains n'est pas ainsi le fait de la plate-forme, mais de sa non-adaptation
aux conditions de travail interarmées.
La gestion d'opérations
combinées dans le cadre d'une RAM reste ainsi dépendante de l'adaptation des
forces participantes à ces mêmes opérations. Adaptées, elles peuvent être
affectées aux mêmes fonctions, mais non adaptées, elle peuvent constituer sinon
un poids dans la gestion des opérations, du moins devenir des
« demi-forces », une leçon à retenir si les forces européennes
veulent poursuivre des coopérations avancées avec les Etats-Unis dans le cadre
de l'OTAN. Mais l'exploit technique fut peut-être l'œuvre des forces
britanniques qui déployèrent le Canberra PR-9, un avion de reconnaissance
photographique, dont la première mise en service remonte à … 1949 (!) et
dont les performances lors du conflit se révélèrent plus que satisfaisantes.
La « guerre high
tech », toutefois, eut bel et bien lieu. Mais elle fut discrète. De la
même manière qu'ils avaient œuvré en Afghanistan, les drones de reconnaissance
et de combat furent déployés au cours de l'offensive. Ainsi, la disposition de
RQ-1 Predator a permis la surveillance des déserts de l'Ouest irakien, de
renforcer la conscience situationnelle des forces spéciales qui allaient y être
déployées. Quoique cruciales, ces plates-formes sans pilote ne purent en aucun
cas se révéler décisives en raison de limites opérationnelles liées aux
conditions météorologiques. De même, leur nombre était insuffisant et de
nouveaux systèmes, comme le Shadow 200, ne sont pas encore entrées en service.
L'utilisation effective de
concepts mûris ces dernières années, comme le drone affecté à la compagnie et
porté à dos d'homme (le Dragon Eye des Marines) ou le télépilotage de drones
RQ-4 Global Hawk depuis les Etats-Unis a permis de les valider. A terme, il est
donc plus que probable que la fonction des drones se renforcera, d'autant plus
qu'ils pourraient être amenés à remplir d'autres missions. Les RQ-4 déployés
sur le théâtre des opérations, au même titre que les KC-135 de ravitaillement
en vol, disposaient ainsi de palettes permettant le relais des communication au
profit de toutes les unités en opérations.
Les munitions à guidage de
précision laser et/ou GPS (EGBU et JDAM) occupèrent également une place majeure
dans la campagne aérienne de bombardements, même si la victoire ne vint pas des
airs. Encore une fois, la capacité à gérer correctement les informations et les
renseignements disponibles à toutefois fait ses preuves, faisant tendre la
campagne vers une chronocompression. Ainsi, en matière de stratégie aérienne,
la réduction de la durée des cycles F2T2EA (Find, Fix, Track, Target,
Engage, Assess) à 12 minutes est exemplaire : elle pouvait être de
plus de 24 heures durant Desert Storm.
Mais cette capacité n'a pas
été uniquement le fait des forces aériennes. L'utilisation d'obus à guidage
laser Copperhead a révélé des perspectives d'emploi intéressantes en milieu
urbain, alors que l'utilisation de sous-munitions adaptées aux missiles ATACMS
a participé à la réduction des divisions de la Garde Républicaine alors
qu'elles sortaient de la périphérie de Bagdad et se dirigeaient vers le goulot
de Karbala. In fine, cette supériorité technologique avérée à
littéralement laminé ce qui pouvait rester des forces terrestres irakiennes.
Une coopération interarmées et
multinationale inédite
On a néanmoins pu constater
un décalage important entre, d'un côté, le discours jusque là tenu par les
avocats d'une RAM fondée sur les technologies de dernier cri et,
de l'autre, la réalité du terrain. Sans doute existe-t-il une réticence
certaine de la part de l'institution militaire - organisation
traditionnellement conservatrice - à intégrer des technologies, matériaux et
plate-formes n'ayant pas encore passé l'épreuve du feu. En outre, des
résistances d'ordre culturel semblent, de toute évidence, avoir affecté le
dosage et la répartition des types d'équipement, et ce dès les premiers
préparatifs du conflit.
Paradoxalement, les
résistances qui avaient pu apparaître quant à l'intégration des nouvelles
technologies furent levées sur un plan structurel, dans l'organisation du
commandement et la planification des opérations interarmées et multinationales.
La véritable révolution, s'il en fut, s'illustra à travers une coopération
inédite entre, d'une part, les services des forces armées américaines (Air
Force, Marine Corps, Army et Navy, y compris les Coast Guards) et, d'autre
part, les forces coalisées (britanniques, australiennes et polonaises).
Cette coopération
interarmées a rendu possible la mise en œuvre des Effect-Based Operations (EBO), produit des conceptions nouvelles en
matière de commandement, de contrôle, de renseignement, de surveillance et
reconnaissance, mais surtout des potentialités nouvelles issues de la
conjonction interservices. Les EBO traduisent, sur le plan opératif, les
innovations en matière de guerre
réseaucentrique. L'intégration des différentes Armes - et plus
particulièrement de l'Air Force et de l'Army -, rendue possible par les
avancées en matière de technologies informationnelles et communicationnelles,
autorise désormais à gérer, de manière simultanée et isochronique, l'ensemble
des dimensions du champ de bataille.
Les concepts de rupture,
d'exploitation, de lignes de front et d'arrières ne disparaissent pas pour
autant, mais sont reconsidérés dans leur essence. Les EBO reposent sur une
synergie des puissances de feu des armes aériennes et terrestres selon un
schéma global et commun d'actions coordonnées exerçant sur l'adversaire une
paralysie de ses forces et capacités de décision, de commandement et de
contrôle. Cet effet fut rendu possible, du côté des forces US, par une
contraction, une compression inédite des cycles observation, orientation,
décision, action (OODA) - qui furent développés en son temps par le théoricien
John Boyd de l'US Air Force.
Par la même occasion, les
EBO visèrent à paralyser l'adversaire irakien dans ses représentations mentales
des hostilités et de l'évolution des combats. Elles perturbèrent le processus
décisionnel de l'opposant - obligeant chez ce dernier un perpétuel retour à la
phase observation - et le contraignirent à limiter ses manœuvres à quelques
options préplanifiées qui, à défaut d'être en phase avec la marche des
opérations qui lui furent imposées, le confortèrent dans des repères surannés.
Ainsi le point d'application (Schwerpunkt) fut-il davantage cognitif que
physique.
La centralisation
décisionnelle au Qatar et la situation de domination informationnelle dans laquelle
ont opéré les coalisés leur a permis de littéralement multiplier leurs forces.
Des infrastructures de commandement telles que le FBCB2 ou le Blue Force
Tracker ont permis un suivi en temps réel de quasiment toutes les forces
engagées, permettant aux planificateurs de prévoir les besoins des unités et de
travailler à les pallier. Cette « capacité de commandement éclairée »
reposait elle-même sur les aspects transversaux développées dans les
différentes unités et commandements américains.
Ainsi, une organisation
telle que le Strategic Command, qui avait à sa charge la gestion des opérations
satellitaires, a permis de rentabiliser au maximum les capacités GPS sur le
théâtre des opérations. A ce stade, l'interarméité ne constitue plus seulement
une capacité de coopération tactique et/ou opérative, mais aussi une capacité,
inscrite dans les fondements organisationnels de toutes les unités activées
durant le conflit, leur permettant de réagir comme un organisme intégré,
synchronisant les comportements stratégiques.
Si les Toffler se doutent
que de leurs conceptions naîtront de nouveaux comportements organisationnels,
ils n'approfondiront toutefois pas leur réflexion en la matière. Or, durant
l'OIF, c'est précisément cette capacité à opérer de façon interarmées qui a
permis de multiplier les forces. Qu'on y songe : la majorité des matériels
employés durant la guerre étaient en service aux Etats-Unis, non seulement au
moment de la sortie de Guerre et contre-guerre mais aussi au moment de La
Troisième vague, en 1981.
Ils ont certes été modernisé
depuis lors, mais les équipements ajoutés ou remplacés entre-temps n'ont pas
tant été des éléments mécaniques, dynamiques ou balistiques que leurs
équipements C3I et, dans une moindre mesure, d'armement (surtout du fait
de l'introduction d'armes GPS, mais moins utilisés que des armements laser déjà
en service en 1981). Projection sensible et réelle de capacités interarmes
virtuelles, elles nous montrent toutefois leurs limites.
Premièrement parce qu'elles
ne constituent qu'une partie des infrastructures nécessaires au combat. Si
elles le rendent plus létal, elles ne remplacent en aucune manière le combat en
tant que tel, qui reste le fait de combattants. Deuxièmement, ces technologies
restent d'essence humaine : elles sont imparfaites et n'excluent en aucune
manière des engagements fratricides. Qu'on en juge : un F-16, accroché par
le radar d'une batterie anti-aérienne Patriot réplique par le lancement d'un
missile AGM-88 HARM et le détruit presque complètement. Si ce n'était contre
des forces amies, la séquence d'engagement aurait été parfaite. Mais le radar,
téléopéré parce qu'il était situé dans une zone de bombardement, a-t-il bien
été signalé au pilote ?
Troisièmement, si les
engagements fratricides restent possibles, ils induisent eux-mêmes des
conséquences organisationnelles : déjà triséqué (en front Nord, Sud et
Ouest), le théâtre d'opérations a été partagé en Areas of Responsabilities
(AOR) entre des forces de l'Army et des Marines qui ne sont que partiellement
interopérables entre elles.
La doctrine comme condition du
succès
L'avantage comparatif de la
coalition résida également dans l'application d'une guerre de manœuvre et
d'audace - le commandement n'hésitant pas à revoir les plans initiaux en fonction
de la progression des forces. En d'autres termes, c'est la combinaison des
dimensions organisationnelle, structurelle et doctrinale qui a permis la
victoire des forces coalisées.
Une leçon majeure doit en
être tirée par l'Europe. C'est l'existence d'un corpus organisationnel et
doctrinal affiné qui constitue le principal gage de succès. Au vrai, ce constat
n'a rien d'innovant ; il avait déjà été pleinement démontré lors de la
guerre du Yom Kippour durant laquelle Tsahal remporta la victoire alors même
qu'elle n'alignait, par exemple, que 1800 chars contre les 4800 blindés de la
coalition arabe.
Le dynamisme conceptuel
propre aux Etats-Unis permet, article après article, de constituer une masse de
comportements stratégiques en devenir perpétuel, qui peuvent être agrégés en
corpus doctrinaux ou qui sont plus simplement laissés à l'emploi des décideurs.
A cet égard, les différentes phases du conflit ont montré des éléments de
pratiquement toutes les réflexions menées aux Etats-Unis ces dix dernières années.
Certaines ont certes été plus mis en valeur que d'autres, pas toujours à bon
escient d'ailleurs.
Il y a certes le très
médiatique Shock and Awe, un ouvrage passablement mal rédigé, répétitif
à souhait et où l'on apprend, par exemple, que les Israéliens ont détruit les
réacteurs nucléaires syriens en 1981. Mais il représentait une
déclaration d'intentions stratégiques plus qu'une stratégie ou une
doctrine en soi. Ses apports sont importants : ils permettent, en
prenant appui sur la supériorité technologique
US, de tirer parti d'une décapitation très aléatoire - ou relevant de
l'asymétrie stratégique.
Il y a aussi des Rapid
Decisive Operations (RDO), elles aussi problématiques, moins factuellement
que méthodologiquement. La doctrine envisage ainsi des frappes décisives,
menées dans la profondeur adverse autant que tactiquement durant toute la durée
des opérations, et y compris lors des phases de rétablissement de la paix. Or,
comment être décisif contre des pillards ? Dans la reconstruction d'un
Etat ? Contre des mouvements terroristes émergeants ? Le gros
problème de la vision américaine des la guerre est qu'elle induit par
l'intermédiaire technologique l'illusion de la facilité et de la certitude.
A ce sujet, il est bon de
rappeler que si les RDO constituent une joint doctrine que chaque
service a adaptée à ses propres spécificités, elles ne constituent pas une
stratégie en bonne et due forme, qui semble avoir manqué aux
Américains : la guerre d'Irak ne peut en aucun cas se résumer à sa seule
phase de combat classique. Revenant sur l'opération Overlord qui
allait permettre le débarquement en Normandie, Vincent Desportes signalait que
toute l'attention américaine s'était concentrée sur la préparation de
l'opération plutôt que sur son exploitation. A l'époque, il fallut la poigne et
tout le folklorique art du commandement d'un Patton et de quelques autres pour
sortir les Alliés du bocage normand. Un peu moins de 60 ans plus tard, la
situation pouvait être comparable.
Au regard des objectifs
politiques américains (le désarmement de l'Irak par l'élimination du régime),
la phase militaire de l'opération est comparable au débarquement : une
étape certes indispensable dans leur logique, mais insuffisante, car elle reste
à exploiter. Politiquement plus que militairement vendue, la guerre d'Irak est
paradoxale, tant du point de vue des Toffler que de celui du stratégiste.
Les premiers, en mettant en
évidence les percées technologiques et leurs conséquences sur l'art de la
guerre, minoraient des facteurs politiques plus importants que les facteurs
militaires à l'époque où ils écrivaient leur ouvrage. Ils donnaient certes plus
d'options dans les mains des décideurs, mais leurs donnaient aussi l'illusion
de la facilité (en oubliant par ailleurs de préciser qu'aucune guerre n'est
facile) dans le règlement des problèmes stratégiques.
Du point de vue du
stratégiste, la situation est comparable, dans la mesure où gagner la paix est
encore moins facile que gagner une guerre et requiert un investissement
politique auquel les Etats-Unis ne semblent pas prêts à consentir. Les
réticences à faire l'appel à l'ONU, ou encore le manque de planification de la
phase post-guerre - malgré plusieurs études sortant des écoles de guerre US qui
en soulignaient la nécessité - sont autant d'erreurs.
Une victoire militaire en
demi-teinte
Bien qu'elle révéla
l'extraordinaire aptitude organisationnelle, de commandement et de projection
des forces coalisées, la guerre en Irak n'en fut pas moins un combat inégal
entre, d'une part, une hyperpuissance technologiquement et structurellement
sophistiquée et, d'autre part, une armée dégradée par dix ans de frappes mais
qui sut toutefois faire preuve d'une grande bravoure lors de certains
engagements. Les conditions initiales (avantage comparatif des forces
coalisées, terrain favorable aux blindés, supériorité aérienne écrasante)
étaient particulièrement exceptionnelles, rappelant la réflexion d'officiers
qui avaient décrit Desert Storm, en 1991, comme une « anomalie
stratégique ».
En fait, il suffit de se
rappeler la campagne d'Afghanistan ou la Somalie pour voir qu'il est peu
probable que les prochains conflits où interviendront les Etats-Unis réuniront
les avantages dont ils ont bénéficié en Irak. Certes, la stratégie est
dynamique par essence, et elle se nourrit d'une expérience que les
états-majors dissèquent déjà. Mais plutôt que révolutionnaire, comme le
sous-entendaient les Toffler, la stratégie américaine n'est-elle pas plutôt
évolutionnaire, même si elle peut progresser d'autant plus vite qu'elle est
appliquée ?
La guerre en Irak confirme
davantage certains « canons » de la stratégie qu'elle ne les
invalide, ce qui ne fait d'elle qu'une préfiguration partielle de ce que
pourraient être les guerres du futur. Plus que les fondements, ce sont plutôt
leurs interprétations et leurs perceptions qui changent. L'OIF n'a pas sacré la
fin des principes de la guerre, des concepts de choc, de mobilité et de feu,
des notions de niveaux stratégiques et plus largement de tous les éléments qui
constituent la boîte à outil du stratégiste.
Bien au contraire :
elle a peut-être sacré ce Clausewitz trop peu reconnu aux Etats-Unis. Il
indiquait notamment que la guerre est un caméléon, avec cette connaissance
(cette sagesse ?) parfois presque sibylline qui lui est propre. Mais son
analogie animalière reste bien plus nuancée que l'éléphant que nous proposaient
sans le nommer les Toffler. C'est toute la différence entre le livre enseigné
et le livre de chevet.
Joseph Henrotin, doctorant en Sciences politiques à l'ULB
Alain De Nève, chercheur au Centre d'Etudes de Défense (Bruxelles)
Membres du Réseau Multidisciplinaire en Etudes Stratégiques (RMES)
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