Faire face à l'émergence de l'individu
comme acteur stratégique
31 mai 2003
'individualisme triomphant a transformé le visage de la belligérance. Selon les circonstances, un seul être peut aujourd'hui devenir un acteur stratégique et influencer l'issue d'un conflit – avec ou sans uniforme, volontairement ou non. Il est impératif que les Forces armées s'adaptent en profondeur à cette rupture sans précédent.
Pendant des millénaires, le sort et la latitude des individus pris dans le tumulte des guerres sont restés anecdotiques. Des légionnaires de César aux grognards de l'Empire, le soldat faisait corps avec ses camarades pour obtenir l'unité de la manœuvre et la densité requise des armes. Sur le champ de bataille où souverains et généraux marquaient leur présence par l'exemple personnel ou l'appel du clairon, l'homme du rang devait faire montre d'une obéissance absolue: selon le mot de Frédéric II, personne ne réfléchissait, tout le monde exécutait.
«... Nous vivons dans un monde où le commun des mortels peut avoir un effet exponentiel, loin au-delà du quart d'heure de célébrité d'Andy Warhol. »
Il faudra attendre la révolution industrielle pour que la détermination collective des carrés de fantassins soit sans appel défaite par la portée et la puissance du feu. En multipliant les capacités destructrices du soldat, les armes automatiques ont élargi les zones de combat et donc décentralisé la conduite de l'engagement – même si seule la mécanisation de la cuirasse, couplée aux liaisons sans fil et à la maîtrise de l'air, permettra de retrouver le sens de la manœuvre. Il ne s'agit dès lors plus seulement de concentrer le feu, mais bien d'en faire un appui essentiel à la mobilité de forces dispersées.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, la transformation du combattant individuel est patente: au soldat brave et servile, qui tirait sur ordre et sans viser, a succédé un militaire agissant dans un cadre tactique, engageant spontanément un éventail de moyens divers ou faisant partie intégrante d'un système d'armes. Parfois, un petit nombre de soldats sans formation spécifique peuvent même avoir un impact opératif, en s'emparant de passages obligés ou en détruisant des ressources cruciales. Mais l'action stratégique reste une exception relevant du pouvoir politique – et c'est précisément cette mainmise qui a disparu au cours du dernier demi-siècle.
Une transition fondamentale
Nous vivons aujourd'hui dans un monde où le commun des mortels peut avoir un effet exponentiel, loin au-delà du quart d'heure de célébrité jadis annoncé par Andy Warhol, et cette transition fondamentale s'explique par plusieurs variables. En premier lieu, les moyens accessibles aux individus incluent désormais les armes de destruction massive, par la miniaturisation des charges nucléaires et la prolifération des laboratoires, les explosifs puissants en grande quantité, improvisés ou non, les armes de guerre les plus rentables, mais aussi les virus et autres algorithmes informatiques, ainsi que tous les outils et vecteurs de la société civile pouvant être détournés de leur usage normal.
Par ailleurs, l'urbanisation galopante, la libre circulation des personnes et le développement des moyens de communication ont permis de multiplier les synergies entre individus animés des mêmes intentions. Ce sont désormais de véritables réseaux, éparpillés ou informels, qui se constituent et évoluent en permanence autour d'un projet, d'une idéologie ou d'un chef – voire des trois à la fois. Les relations établies voient s'échanger les informations confidentielles, les ressources financières, les doctrines d'emploi, les idées politiques et même les concepts opérationnels. La solitude est étrangère à l'activiste, qu'il appartienne à une organisation militante, suive une mouvance anarchiste ou soit membre d'une cellule terroriste.
Mais c'est avant tout l'évolution des médias qui est à la base de la rupture stratégique contemporaine. La retransmission ubiquiste de l'actualité planétaire et la perspective émotionnelle centrée sur l'individu ont transfiguré l'information en un produit commercial propice à la démesure, où des personnages érigés en symboles assurent un spectacle scénarisé. Et comme cette arène privilégiée par les belligérants est foulée par une multitude d'internautes qui ont tous voix au chapitre, la différence entre vérité et mensonge n'est plus qu'affaire de rhétorique. Les avis spontanés et contradictoires jalonnent le contenu médiatique. Le relativisme du chaos s'étend sans peine au sens.
Toute exigence d'objectivité doit aujourd'hui être qualifiée d'illusoire – même pour ceux qui en ont a priori la vocation. Attirés par la violence puissamment télégénique des conflits armés, les médias contemporains la considèrent avant tout à travers leur aspiration cardinale à dénoncer l'injustice. Et leur tendance typiquement occidentale à prendre parti pour l'outsider s'exprime par la défense systématique du singulier face au nombre, de l'homme face au système, et de l'individu face à l'Etat. Même si les apparences sont trompeuses. Même en faisant abstraction de toute légalité.
Action du faible au fort
Les forces de sécurité étatiques sont concernées en premier lieu par ce contexte antagoniste. A tout instant, elles peuvent être confrontées à des individus utilisant l'infériorité de leurs moyens et l'aspect spectaculaire de leurs actes pour bénéficier d'une importante couverture médiatique. Mais elle sont surtout l'objet d'une surveillance constante, et les faits et gestes de leurs membres peuvent être portés sans délai à l'attention du grand public. Chaque soldat peut malgré lui personnifier une opération ou un pays, dans sa réaction à l'adversité, par ses déclarations ou selon son comportement quotidien. Et contredire les valeurs de la société dont il émane.
Qu'il s'agisse de terrorisme, d'activisme violent ou de militantisme commun, les adversaires non étatiques utilisent en effet un mécanisme similaire : agir du faible au fort, porter l'affrontement sur le plan éthique, et ainsi cibler en premier lieu les opinions publiques. La guerre de l'image et de l'information est celle du sens de l'action, de sa légitimité, de son acceptation par la majorité des citoyens. En soumettant chaque engagement militaire au verdict de l'opinion publique, les médias emploient un effet de loupe qui annule toute distinction entre action tactique, opérative et stratégique. Chaque caméra branchée est un centre de gravité potentiel. La manière d'accomplir une mission est aussi importante – sinon plus – que la mission elle-même.
C'est dire à quel point les qualités aujourd'hui requises du soldat vont au-delà des exigences traditionnelles – et inchangées depuis des décennies. Bien entendu, la résistance physique et psychologique, l'habileté technique et la capacité à travailler en équipe restent indissociables du service militaire. Mais il s'y ajoute désormais l'aptitude à communiquer avec les populations environnantes, à collaborer avec les acteurs présents dans le secteur d'engagement, et à utiliser la transparence inquisitrice des médias. Le soldat moderne n'est plus seulement un combattant, il doit également représenter la collectivité qui l'engage, en être le bras armé tout en portant ses aspirations – c'est-à-dire se comporter en citoyen accompli.
Pourtant, l'armée suisse a évolué de manière diamétralement opposée à ces exigences. Dans une société où le culte de l'enfant-roi amène chaque adolescent à se considérer le centre du monde, à revendiquer ses droits avant de songer à quelque devoir que ce soit, l'institution militaire a supprimé toute référence à l'éducation dans ses règlements et s'est concentrée sur l'instruction technique, avec contrôle nominatif centralisé, au détriment de l'aptitude effective à l'engagement. Le projet pilote des soldats en service long, qui accomplissent 10 mois de service en un bloc, n'a pas dérogé à cette pratique – et leur premier engagement subsidiaire a vu des comportements individuels tellement insuffisants que des soldats en cours de répétition ont dû les remplacer avant qu'un scandale n'éclate.
En fait, le problème est si simple qu'il ferait hurler n'importe quel responsable de ressources humaines : l'armée détermine ses programmes d'instruction sans aucune considération pour les capacités et les besoins de ceux qui vont les suivre. Il va de soi que la brièveté de la formation de base explique en partie cette lacune, mais l'absence d'une démarche sociologique est criante. A une époque où les qualités individuelles deviennent déterminantes à tous les niveaux, l'armée considère encore ses conscrits comme un contingent d'êtres anonymes et interchangeables. Il est vrai qu'elle en fait à peu près de même pour son personnel instructeur. Tout en parlant de conduite à visage humain !
Sur le fond, c'est toutefois l'organisation même des Forces armées qui est inadaptée – et qui favorise les errements en matière de ressources humaines. Les formations militaires conventionnelles restent aujourd'hui structurées autour d'effets tactiques dans le cadre d'une manœuvre opérative, alors que leurs adversaires sont de plus en plus souvent des réseaux d'individus agissant dans une perspective stratégique. Le soldat n'est censé être qu'un rouage et sa fonction se résume à des compétences surtout physiques et techniques. Alors que l'usage de la force est devenu un fardeau, on conserve une organisation mécanique qui vise à la maximiser. Le système d'armes reste la pierre angulaire de l'institution militaire – pas l'homme. C'est avant tout cela qui doit changer.
L'homme au centre de tout
En commençant par l'utilisation optimale des contingents que le recrutement fournit à l'armée. Contrairement à nombre d'idées reçues, la génération actuelle de jeunes adultes – la génération Y – constitue un terreau de première qualité pour le développement de soldats. La culture numérique populaire a renforcé l'attrait naturel pour la chose militaire et l'aptitude à maîtriser les technologies de l'information. Mais le déficit social de l'individualisme contemporain n'en est pas moins dramatique : entre les parents absents ou permissifs, une école malade de son autorité et des associations évanescentes, ce sont des jeunes privés de repères qui entrent un beau matin dans nos casernes. Et qui n'en trouvent pas beaucoup.
Car l'armée est devenue en quelque années une institution creuse, une coquille vidée de ses valeurs historiques. La lourde et crédible machinerie de la guerre froide a été peu à peu remplacée par une version allégée et déboussolée, incapable de donner un sens à ses activités quotidiennes, et dont les exigences n'ont cessé de diminuer. Aux jeunes qui attendent une autorité convaincante et des défis motivants, l'armée se contente d'enseigner des principes techniques dans un environnement rétif à l'initiative. On apporte du savoir-faire à ceux qui manquent de savoir-être. On fournit des compétences de combat sans l'échelle de valeurs qui les fondent. Et on renonce à l'éducation des nouveaux citoyens alors qu'elle conditionne toute aptitude à l'engagement.
Que notre armée démissionne est une évidence, et il suffit pour s'en convaincre de considérer la spectaculaire augmentation des licenciements dans les écoles de recrues. Mais elle peine également à séduire et à susciter l'avancement, comme le montre la diminution de moitié du nombre d'aspirants officiers en dix ans. Il manque à l'institution militaire un outil de recherche et d'évaluation sociologique qui lui fournirait les tendances en termes de personnalités, d'aptitudes et d'aspirations au sein des futurs conscrits. Car les éléments mentionnés plus haut sont soumis aux effets d'une mode sans cesse plus volatile. Les jeunes n'arrêtent pas de changer. Croire que l'expérience personnelle est suffisante pour appréhender les générations futures est une présomption commune.
L'armée doit aussi avoir la capacité de mieux développer les individus qui lui sont confiés. La brièveté du recrutement, même porté à trois jours, l'immuabilité des fonctions et la rigidité des incorporations sont contraires à la mise en valeur des qualités personnelles. Sans aller jusqu'à un service à la carte, il faut introduire la possibilité pour chaque soldat de réorienter sa carrière militaire en cours de route – et pas seulement en vue d'un avancement. Il convient également de multiplier les services volontaires et imputables fournissant aux soldats des compétences particulières, comme la maîtrise d'armes de précision ou de techniques d'engagement. Aucune opportunité d'optimiser le potentiel humain à disposition ne doit être écartée pour de futiles raisons administratives.
Enfin, nous n'échapperons pas un jour à la remise en question de toutes les habitudes et traditions qui fondent l'essentiel des formes militaires. Leur application différenciée au gré des écoles – on ne parlera pas des cours – témoigne plus du laxisme sous-jacent dans le respect des règlements que d'une réflexion originale. Mais il faut admettre que les normes militaires en matière de comportement et d'habillement sont pour la plupart dictées et justifiées par des nécessités opérationnelles désormais inexistantes. La confusion entre uniformisation et esprit de corps ou la signification dérisoire des distinctions montrent qu'il convient de séparer le bon grain de l'ivraie. Les traditions doivent reposer sur autre chose que le souvenir.
Conclusion
Au total, l'émergence de l'individu comme acteur stratégique constitue un défi crucial pour les Forces armées. D'une part, elles sont contraintes de maintenir à jour leurs capacités conventionnelles, ce qui nécessite d'importants effectifs, des équipements lourds et une hiérarchie adaptée aux opérations interarmées. D'autre part, elles sont confrontées à une adversité personnalisée face à laquelle la puissance est une faiblesse et la hiérarchie une entrave. Le tout dans un climat éthique qui nie le fondement même de leur engagement, à savoir l'effacement de l'individu devant l'intérêt collectif – jusqu'au sacrifice total.
L'institution militaire ne peut plus se permettre d'attendre son heure sans mot dire, en luttant simplement pour préserver ses acquis financiers et légaux, le temps que l'adversité soit si flagrante que son action s'impose naturellement. Le confort intellectuel de la guerre totale n'existe pas dans les conflits contemporains, où l'action armée doit être en permanence expliquée et justifiée, aussi bien dans ses objectifs que dans ses modalités. Il s'agit de combattre en permanence les idées erronées et les analyses biaisées qui ont pour effet de contester l'usage de la force au profit de la majorité.
Mais nous ne manquons pas d'atouts pour œuvrer dans ce sens. Alors que les conflits symétriques de haute intensité privilégient le savoir-faire technologique et l'efficacité tactique, et donc un personnel professionnel, les conflits asymétriques qui sont désormais la règle exigent avant tout la rigueur éthique et l'adhésion sociétale, et donc des citoyens-soldats. Les guerres modernes voient l'élargissement des champs de bataille aux sociétés toutes entières, la distinction entre militaire et civil appartient de plus en plus au passé et l'immanence des fronts fait de la paix une idée nouménale.
N'en déplaise à nombre de théoriciens à courte vue, l'armée de milice est celle de l'avenir. Pour autant que les militaires reconnaissent que l'éducation des nouveaux citoyens au dépassement de soi est le meilleur service qu'ils rendent à la société suisse.
Maj EMG Ludovic Monnerat
Cet article a été publié initialement dans la Revue Militaire Suisse en février 2003, et l'auteur remercie son rédacteur en chef, le colonel Hervé de Weck, de m'avoir autorisé à le republier.