Afin de réduire leurs pertes élevées, les Marines s’entraînent au combat en zone urbaine
11 septembre 2002
e tous les environnements opérationnels, le milieu urbain a le privilège d’être à la fois le plus probable et le plus complexe. Reporter au Wall Street Journal, Greg Jaffe a pu assister à un entraînement du Corps des Marines qui confirme ce constat séculaire, et décrit en détail les difficultés des cadres et soldats prenant part à un exercice de 4 jours. Traduit de l’anglais.
Si les Etats-Unis veulent renverser le président irakien Saddam Hussein, des Américains devront probablement affronter ses meilleures troupes dans les rues de Bagdad. C'est une pensée qui fait réfléchir à deux fois les généraux. Et pour comprendre pourquoi, il suffit de suivre les 980 Marines commandés par le lieutenant-colonel Michael Belcher.
« Pendant des décennies, les militaires américains avaient une politique simple au sujet du combat en zone bâtie : l'éviter. »
« Pendant des décennies, les militaires américains avaient une politique simple au sujet du combat en zone bâtie : l'éviter. »
En juin, ils ont effectué un entraînement expérimental à la guerre urbaine de 5 semaines, destiné à diminuer les terribles taux de pertes qui sont communs lors des combats en zone bâtie. Ce mois-ci, ces mêmes Marines ont été mis à l'épreuve pendant 4 épuisantes journées de combat simulé en milieu urbain, contre des adversaires instruits aux tactiques de raids utilisées par les guérillas.
"Nous devons prouver à nos ennemis que nous avons la capacité de les vaincre en ville, et nous le ferons dans les 96 prochaines heures", a scandé le colonel Belcher devant ses hommes au début de l'exercice, les yeux cachés par de larges lunettes de soleil. Les Marines, toutefois, étaient alors sur le point de découvrir le coût exorbitant de la guerre urbaine, qui attend souvent même les troupes les mieux entraînées.
Balles d'argile
Derrière le colonel Belcher se tenait les restes de l'ancienne base aérienne de George, surnommée "Al-George" par les Marines comme une ville imaginaire du Moyen-Orient. A l'intérieur, juchés sur les toits et cachés derrière des sacs de sable, se trouvaient les "combattants ennemis", joués par 160 réservistes Marines. Des gens engagés auprès d'une agence de placement ont contribué à peupler la cité avec des "civils". Les deux forces combattantes étaient armées de grenades et d'obus d'artillerie simulés, ainsi que de fusils tirant des balles d'argile laissant une petite zébrure.
Pendant des décennies, les militaires américains avaient une politique simple au sujet du combat en zone bâtie : l'éviter. Les villes diminuent les énormes avantages technologiques de l'Amérique. Les satellites et les avions de surveillance ne peuvent observer l'intérieur des bâtiments ou des égouts, là où des combattants peuvent se dissimuler. De plus, les champs de bataille urbains sont pleins de civils difficiles à distinguer avec certitude des combattants, et facilement pris dans les échanges de feu. Peu de choses peuvent aliéner un allié plus vite que des photos de femmes et d'enfants morts.
Mais deux événements ont convaincu le Corps des Marines qu'il ne pourrait simplement éviter la guerre urbaine. Le premier fut la débâcle de 1993 en Somalie, lorsque des Rangers de l'armée envoyés capturer un seigneur de la guerre hostile se trouvèrent plongés dans un combat prolongé à Mogadiscio qui tua 18 Américains, dont l'un fut ensuite traîné dans les rues. Une année plus tard, les Etats-Unis ont observé comment les rebelles tchétchènes dans la ville de Grozny sont parvenus à détruire 102 des 120 chars russes envoyés contre eux.
Et maintenant l'Irak. "Je sais que vous avez tous lu les journaux et vu les nouvelles", a dit le colonel Belcher à ses Marines avant de les envoyer dans la bataille simulée. "La prochaine fois que vous ferez ceci, ce pourrait être pour de vrai."
« Avec des expériences à petite échelle, un mois d'entraînement à la guerre urbaine a semblé ramener le taux de pertes à 15%. »
« Avec des expériences à petite échelle, un mois d'entraînement à la guerre urbaine a semblé ramener le taux de pertes à 15%. »
Saddam Hussein a récemment déplacé ses batteries de missiles sol-air au sein de Bagdad, un signal qu'en cas d'attaque il entend combattre en ville plutôt que dans le désert, selon des représentants du renseignement militaire. Sa Garde républicaine, qui avant la Guerre du Golfe s'entraînait surtout en terrain ouvert, a également intensifié son entraînement urbain.
Initialement, le Corps des Marines a cherché des solutions technologiques applicables aux champs de bataille urbains. Il a expérimenté des véhicules de surveillance téléguidés et des capteurs thermiques pour détecter des combattants dans les pièces assombries. Mais les simulations ont montré que ces mesures ne diminuaient pas les taux de pertes, et les Marines se sont concentrés sur l'entraînement. Par exemple, ils ont commencé à enseigner aux soldats de rester à distance des façades, parce que les balles ont tendance à ricocher le long des murs. Les Marines ont également dû s'habituer à affronter le feu venant du haut ou d'en bas, au lieu du même niveau.
Avec des expériences à petite échelle, un mois d'entraînement à la guerre urbaine a semblé ramener le taux de pertes à 15%, environ la moitié de l'usage en combat de maisons. Mais le Corps ne pouvait être certain de cette efficacité sans le tester dans un complexe urbain tentaculaire, où les hommes pourraient facilement se perdre et se tromper. La base aérienne de George, avec environ 1000 bâtiments abandonnés et entassés sur 800m2, correspond à un tel endroit.
Lorsque le soleil s'est levé sur Al-George un matin de ce mois, les presque 1000 Marines se sont éloignés de la dernière bonne nuit de sommeil qu'ils auraient pendant 4 jours. Pour le reste de l'exercice, ils seraient chanceux d'avoir plus que quelques petites heures de sommeil chaque jour, sur un plancher sale, recouvert de verre brisé et de douilles vides.
Les 135 Marines de la compagnie Lima avaient un rôle essentiel, sous le commandement du capitaine George Schreffler, un homme trapu de 31 ans qui voulait être un Marine depuis l'âge de 10 ans et qui avait alors écrit une lettre au recruteur. Il conserve d'ailleurs toujours la réponse que les Marines lui ont envoyée.
La mission de la compagnie Lima consistait à progresser de la limite sud de la ville jusqu'au nord, en délogeant les rebelles de leurs bunkers à l'intérieur d'un amas de maisons résidentielles en parpaing à un et deux étages. Une fois la limite nord atteinte, elle devait sécuriser une zone d'atterrissage pour environ 150 Marines héliportés de la compagnie India, qui se rueraient à l'assaut des combattants ennemis exposés. Une troisième unité, la compagnie Kilo, attaquerait à partir de l'ouest, agissant comme une diversion pour détourner l'attention des ennemis. Le reste des soldats évacueraient les blessés, donneraient les soins et assureraient la livraison du carburant, de la nourriture et de l'eau aux troupes engagées.
"Vous êtes mon crochet du droit", a dit le grand et svelte colonel Belcher à la compagnie Lima. "Repoussez l'ennemi sur ses talons pour que la compagnie India puisse l'assommer."
Les forces US préfèrent en général combattre après le crépuscule, car leur technologie de vision nocturne est supérieure. Mais se battre de nuit en ville signifie le chaos et les tirs fratricides. De sorte que la compagnie Lima devait nettoyer la zone d'atterrissage à 1600, en donnant aux troupes suivantes trois heures de lumière pour détruire l'ennemi avant que les ténèbres ne lui donnent une chance de se regrouper.
« Les forces US préfèrent en général combattre après le crépuscule. Mais se battre de nuit en ville signifie le chaos et les tirs fratricides. »
« Les forces US préfèrent en général combattre après le crépuscule. Mais se battre de nuit en ville signifie le chaos et les tirs fratricides. »
Comme la plupart des compagnies de Marines, celle du capitaine Schreffler comprenait trois sections, commandées chacune par un lieutenant. Chaque section, à son tour, avait trois groupes de 10 à 15 hommes conduits par un caporal, un jeune soldat. Si tout se passait comme prévu, les trois sections de la compagnie Lima atteindraient la zone d'atterrissage nord simultanément.
Peu avant le début du combat, la plus grande inquiétude du capitaine Schreffler était que l'une de ses sections, commandée par le lieutenant Stanton Lee, ne puisse gagner la zone à temps. A l'entraînement, le lieutenant Lee s'était révélé prudent et méthodique. "Sois agressif", lui dit son capitaine. "Ton sang doit bouillir !"
La bataille commença à 1100. Les Marines sautèrent de leurs véhicules blindés et coururent vers une ligne de petits bâtiments à la limite de la ville. Soudain, 70 personnes hurlant de les protéger s'élancèrent vers eux. "Ne tirez pas !", cria le lieutenant Lee. "Ce sont des civils !"
Troupes perdues
Dans la confusion, l'un des chefs de groupes, le caporal David Jennings, fut séparé de ses hommes, dont la moitié étaient entrés dans le mauvais bâtiment. Le caporal de 20 ans rassembla rapidement ses éléments égarés et revint avec eux, avant de découvrir que le lieutenant Lee et le reste de la section étaient déjà partis.
Le caporal Jennings et son groupe de 10 hommes étaient laissées à eux-mêmes. Sur un champ de bataille ouvert, les jeunes chefs de groupes comme lui peuvent généralement maintenir le contact visuel avec leurs officiers, et ils communiquent souvent par signaux manuels. En ville, les nombreux murs et bâtiments empêchent une telle pratique.
Une demi-heure s'écoula avant que le lieutenant Lee se rendit compte que le groupe du caporal Jennings était attardé. Frénétiquement, le lieutenant se mit à appeler Jennings, dont l'apparence enfantine lui avait valu le malheureux indicatif radio de "Pedophile".
"Pedophile ! Pedophile ! Où êtes-vous, Pedophile ?", hurla le lieutenant Lee dans la radio. Sans réponse. Ce qui relevait d'un problème commun : les radios militaires, conçues pour le combat en terrain ouvert, sont nettement moins efficaces dans des villes pleines d'obstacles. Le lieutenant renonça à essayer de contacter son chef de groupe. "Nous sommes à nouveau ralentis", dit-il. "Allons-y."
« Le chef de section s'élança pour corriger le soldat, et les réservistes jouant le rôle de la guérilla ennemie ouvrirent le feu, tuant les deux Marines. »
« Le chef de section s'élança pour corriger le soldat, et les réservistes jouant le rôle de la guérilla ennemie ouvrirent le feu, tuant les deux Marines. »
Afin d'avancer jusqu'au prochain groupe d'immeubles, la section du lieutenant Lee avait besoin de tuer un mitrailleur embusqué dans un petit bâtiment. Lee attrapa un soldat de 19 ans armé d'un lance-roquettes antichar et lui ordonna de détruire la position de l'ennemi. C'était une manœuvre risquée. Ils étaient à l'intérieur d'une pièce et les roquettes antichars ne peuvent pas toujours être tirées dans ces conditions : l'énorme flamme du départ pourrait tuer le tireur.
Le soldat dut ainsi s'aventurer à l'extérieur et se transformer en cible facile. Hissant le lourd lance-roquette sur son épaule, il sprinta dans un jardin et levait son arme lorsque le lieutenant Lee remarqua qu'elle était pointée sur le mauvais immeuble. Le chef de section s'élança pour corriger le soldat, et les réservistes jouant le rôle de la guérilla ennemie ouvrirent le feu avec leurs balles factices, tuant les deux Marines.
A la mort de son chef, la section Lee se disloqua. Une demi-douzaine de ses membres fut bientôt mis hors combat alors qu'ils se rassemblaient à l'entrée d'une maison habitable. Un sniper ennemi en abattit sept autres. A 1400, seuls 9 des 35 hommes de la section restaient en vie, tous membres du groupe Jennings. Les deux autres sections de la compagnie Schreffler avaient également subi de lourdes pertes.
Le capitaine entra en contact avec le colonel Belcher et lui annonça que ses Marines ne pourraient nettoyer la zone d'atterrissage héliportée à temps. Belcher modifia son plan : au lieu de faire atterrir les renforts de la compagnie India au nord, il décida qu'ils seraient déposés dans une cour de la partie sud de la ville, que les hommes de Schreffler avaient déjà occupée. Les éléments héliportés pousseraient ensuite au nord, à travers un corridor tenu par les restes de la compagnie Lima, à pied et à bord de Humvees.
Mais le caporal Jennings tentait encore d'atteindre le nord de la ville pour 1600. Agissant seul, le groupe précédemment égaré commençait à fonctionner comme une équipe, se déplaçant par une avance chorégraphiée. En premier, deux hommes sprintaient sur 10 mètres, puis s'abritaient derrière un mur. Pendant leur course, deux autres déclenchaient un feu de couverture. Puis c'était à leur tour de sprinter, pendant que leurs camarades ouvraient le feu.
Au lieu de faire le tour d'un bâtiment pour trouver l'entrée, le groupe pénétrait par les fenêtres. Après 4 heures de combat, leurs uniformes étaient déchirés et leurs mains maculées de sang. La sueur avait tracé de petits canaux sur le grimage de leurs visages. La plupart avaient le vertige en raison de la chaleur et de la déshydratation.
« Les "faucons" de l'administration Bush ont suggéré qu'une force de 80'000 hommes serait suffisante pour battre 400'000 militaires et 100'000 Gardes républicains. »
« Les "faucons" de l'administration Bush ont suggéré qu'une force de 80'000 hommes serait suffisante pour battre 400'000 militaires et 100'000 Gardes républicains. »
Vers 1500, épuisés, ils s'affalèrent dans une maison sise à 180 mètres de leur objectif, un groupe de 5 immeubles visibles. "Où est notre mitrailleur ?", demanda le caporal Jennings, cherchant un Marine attribué à la section. "Il est mort. Tout le monde est mort", lui répondit un autre Marine.
Les huit Marines et le médic – un infirmier de la Navy – du caporal Jennings conclurent qu'ils n'étaient pas assez nombreux pour s'emparer des 5 bâtiments restants. Ils décidèrent de tenir leur emplacement et d'attendre des renforts.
Soudain, le lieutenant Paul Gillikin, le commandant en second de la compagnie Lima, fit son entrée dans la maison où Jennings et ses hommes s'étaient abrités. Le lieutenant Gillikin avait en fait été "tué" quelques heures plus tôt ; mais il ne pouvait supporter de voir le caporal et ses Marines renoncer. Il s'empara d'une mitrailleuse abandonnée par un Marine mort et la mit en position. Puis il ordonna à Jennings de prendre sa radio et d'appeler l'un des chars M1A1 de la compagnie Lima. Le caporal n'avait jamais fait équipe avec un char – une tâche généralement assurée par un officier – et il ne lui était pas venu à l'esprit d'en demander un.
Lorsque le tank arriva, il utilisa son canon pour simuler la destruction de trois maisons où l'ennemi avait trouvé refuge. Puis avec l'appui de leur mitrailleuse, Jennings et ses hommes prirent d'assaut les deux bâtiments restants.
Une fois qu'il eut atteint son objectif final, un petit groupe de maisons à la lisière nord de "Al-George", le caporal Jennings ordonna à son groupe de prendre des positions défensives. "Je ne veux pas entrer et vous voir roupiller sur vos fesses", hurla-t-il. Les hommes hochèrent la tête, avant de s'affaler. Jennings ne contrôla pas leur état. A la place, il annonça par radio sa nouvelle position au capitaine Schreffler. Puis d'épuisement il s'effondra à son tour.
Trente minutes plus tard, les renforts de la compagnie India arrivèrent, traversant les maisons à la poursuite de l'ennemi en retraite. Le caporal Jennings et ses hommes mangèrent un repas froid puis passèrent la nuit sur un plancher sale, attendant anxieusement une embuscade qui ne vint jamais. Le jour suivant, ils passèrent à une tâche de maintien de la paix, une corvée qui les garda éveillés et aux aguets pendant l'essentiels de deux journées supplémentaires.
Leçons apprises
Le Corps des Marines déclare avoir déjà appris quelques leçons de l'attaque simulée. L'une d'entre elles est que même des jeunes Marines, comme le caporal Jennings, doivent être entraînés avec les chars. Une autre est que des sections combattant dans des villes pourraient profiter de la présence d'un sous-officier expérimenté dont la mission serait de transmettre les renseignements provenant des échelons supérieurs.
Certaines précautions pour tout futur combat en ville se sont également imposées. En milieu urbain, avec son labyrinthe de rues, même les plans les plus simples sont difficiles a exécuter. L'expérience a montré que même des Marines très capables peuvent être bloqués s'ils affrontent un ennemi retranché et déterminé ; le Corps a ainsi perdu 142 hommes dans son dernier combat urbain majeur, en 1968, dans la ville vietnamienne de Hue. Si durant la Guerre du Golfe les forces terrestres US ont écrasé les Irakiens en à peine 100 heures, après que la puissance aérienne ait largement préparé le terrain, une bataille dans les rues de la capital irakienne pourrait prendre bien plus de temps.
Finalement, l'assaut sur "Al-George" a clairement indiqué qu'attaquer une ville sans avoir un grand avantage numérique est un pari risqué. Les "faucons" de l'administration Bush ont suggéré qu'une force américaine de 80'000 hommes serait suffisante pour battre les 400'000 militaires et les 100'000 Gardes républicains de Saddam Hussein. Ils comptent que l'armée irakienne soit découragée et que le reste des forces reniera M. Hussein au cours des combats.
Dans l'attaque sur "Al-George", cependant, il a fallu 980 Marines pour venir à bout de 160 rebelles en zone bâtie. Et malgré une écrasante supériorité de 6 contre 1, la force Marine a tout de même perdu environ 100 hommes.
Texte original: Greg Jaffe, "Marines learn urban combat", Wall Street Journal, 22.08.2002
Traduction et rewriting: Cap Ludovic Monnerat