Les armées prises entre les condottieri et les croisés
des champs de bataille modernes

5 février 2006

Employés de Blackwater à BagdadL

a transformation des acteurs belligérants a fait ressurgir de l’histoire les soldats de fortune, organisés en compagnies florissantes, et les combattants fanatiques se réclamant de la religion pour justifier des méthodes contraires aux lois de la guerre. Entre les deux, les armées voient leur espace se restreindre et doivent lutter pour leur avenir.

C’est un signe des temps : confrontées à des besoins croissants et à des budgets rétrécis, les armées songent de plus en plus à remplacer l’acquisition par le leasing et à privatiser leurs services. Des déploiements sans cesse plus longs, lointains et imprévisibles, des investissements dévolus toujours plus au fonctionnement qu’à l’acquisition, imposent en effet des solutions originales sur le plan financier ou contractuel.


«... Les compétences tactiques et les moyens techniques se trouvent de plus en plus entre des mains privées, et non dans les rangs de ceux qui sont chargés de défendre, de protéger et d'aider les populations. »


Dans un premier temps, des locations-ventes ont commencé à apparaître entre institutions militaires : en septembre 2000, la Royal Air Force avait ainsi signé un contrat valant plus d’un milliard de dollars pour disposer pendant 4 ans de 4 avions de transport lourds C-17 Globemaster III, afin de disposer d’un levier stratégique en attendant la livraison des Airbus A-400M. Cependant, les Britanniques se sont montrés tellement satisfaits de leurs avions – dont les capacités ont été particulièrement appréciés lors des opérations d’aide humanitaire en Asie du Sud – qu’ils ont décidé de les acheter au terme du contrat et d’en acquérir un cinquième exemplaire, malgré la commande de 25 Airbus.



Des conséquences à tirer

Le phénomène va maintenant plus loin et prend la forme de contrats passés avec des entreprises civiles pour assurer des prestations techniques dont les armées ne sont pas ou pas encore capables. C’est le cas avec le groupe Strategic Airlift Interim Solution de l’OTAN, qui a signé en décembre un contrat avec la société ukrainienne Volga-Dnepr afin de fournir 6 avions de transport Antonov An-124-100 pour 2000 heures de vol par an. Cet accord vise à fournir aussi bien une capacité routinière qu’une disponibilité adaptée en cas de besoins accrus : 2 avions seront basés en permanence à Leipzig, pendant que les 4 autres seront disponibles entre 6 et 9 jours. Le nouveau gouvernement allemand a ainsi décidé de verser 60,6 millions d’euros pour obtenir 750 heures de vol dans le cadre de ce contrat.

Cette société ukrainienne n’est pas inconnue de l’armée suisse : elle a eu recours à ses services l’an dernier pour sa propre mission d’aide humanitaire sur l’île de Sumatra, et ce sont des Antonov qui ont déployé les 3 hélicoptères Super Puma qui ont volé pendant 6 semaines au profit de l’UNHCR. A cette occasion, j’ai pu moi-même constater à quel point ces avions sont davantage flexibles que leurs équipages : pour le vol retour des hélicoptères, le plan de chargement soigneusement planifié entre l’état-major de la task force suisse, les Forces Aériennes et Eurocopter a dû être modifié au dernier moment parce que l’avion, venu avec 2 jours de retard, n’était pas entièrement vide. Des négociations sévères en russe ont été nécessaires pour trouver un compromis, ce qui illustre certains risques liés à la sous-traitance de prestations essentielles.

Un autre exemple saisissant est la construction du nouveau navire patrouilleur de la Royal Navy : pour un investissement de 52 millions de dollars sur 5 ans, le HMS Clyde va remplacer 2 navires actuellement déployés aux Malouines, mais il restera la propriété du constructeur, VT Group, quand bien même les 40 membres d’équipage – et les 18 fantassins pouvant être embarqués – seront bien des militaires. On se demande tout de même ce qu’il adviendra du navire si la Royal Navy ne l’acquiert pas au terme du contrat, dans la mesure où il embarque des armes lourdes et dispose donc d’une capacité offensive certaine. Un problème qui se pose moins avec les navires de transport, comme le HSV Westpac Express, un engin rapide loué depuis 2001 à la société Austal par l’US Navy, ou avec les cargos servant toute l’année à maintenir des équipements positionnés près des points chauds du globe.

L’évolution du financement et de l’emploi des moyens de projection n’empêche pas que le recours à des sociétés privées fait naturellement partie de tout programme d’acquisition majeur : on attend d’un fournisseur industriel, au moins durant l’introduction d’un système, qu’il mette à disposition du personnel spécialisé pour assurer la mise au point, appuyer l’instruction et étudier le développement de son produit. Dans certains cas, les sociétés vont même jusqu’à proposer des solutions intégrées pour la logistique, et certaines armées – notamment dans les pays arabes – acceptent ainsi de déléguer l’endurance de leurs moyens à des employés étrangers. La formation de militaires étrangers est également une tâche que les armées ont pris l’habitude de sous-traiter dans les années 90, notamment à des sociétés recrutant des anciens militaires ; les besoins à grande échelle, en Afghanistan et surtout en Irak, ont cependant montré les limites de la chose.

L’essor spectaculaire des sociétés militaires privées dans des fonctions de sécurité, qui se transforment automatiquement en fonctions dans les conflits déstructurées de notre ère, reste néanmoins un aspect autrement problématique. Le cas extrême de l’Irak, où l’on estime à 20'000 le nombre de « presse-gâchettes » employés au service de multinationales ou au profit de la coalition, illustre un phénomène global : dans tous les secteurs de crise contemporains affluent rapidement des structures susceptibles de fournir clefs en mains des prestations sécuritaires parfois de haut niveau, sans toutes les complications politiques et juridiques dues à l’emploi d’un contingent national. Que la Suisse ait choisi de protéger son ambassade à Bagdad par une société sud-africaine, avec des « privés » payés 4 fois plus d’un militaire professionnel suisse, illustre cette tendance. Malgré l’aspect éminemment discutable de cette décision.

Pourtant, l’argent est loin d’avoir le monopole de cette évolution, et les valeurs immatérielles jouent également un rôle important. En se professionnalisant, en renonçant à la dimension sociétale de la levée en masse, les armées se sont en effet coupées d’une énergie sans cesse renouvelée ; pire, en gommant leurs aspects guerriers et en privilégiant leurs engagements humanitaires, elles sont devenues des employeurs presque comme les autres. Pourtant, sur les théâtres d’opérations extérieurs, leurs soldats sont de plus en plus confrontés à des bandes armées mues par des motifs identitaires ou des impératifs idéologiques, et qui font souvent preuve d’une détermination tournant au fanatisme. Des enjeux liés à la religion ou à la tradition, peuvent ainsi pousser des individus a priori normaux à se transformer en combattants suicidaires, face auxquels les armées restent encore largement démunies.

Quel sens donner à cette évolution des acteurs belligérants ? Les compétences tactiques et les moyens techniques se trouvent de plus en plus entre des mains privées, et non dans les rangs de ceux qui sont chargés de défendre, de protéger et d’aider les populations. Nous arrivons ainsi à une situation paradoxale : les conflits de notre époque impliquent un nombre croissant de combattants et de prestataires stipendiés, alors même que leurs causes tendent à être davantage spirituelles et identitaires que matérielles. La criminalisation d’organisations guerrières et la collusion entre réseaux terroristes et criminels soulignent cette dualité. Ce n’est pas seulement que l’alliance du glaive et du goupillon a été remplacée par celle du Coran et de la Kalashnikov ; c’est que les billets et les étendards ne laissent plus beaucoup d’espace à ceux qui perdent les uns comme les autres.

Dans les secteurs dont ils sont chargés de préserver ou de restaurer la normalité, les militaires sont aujourd’hui placés en porte-à-faux entre condottieri et croisés, entre mercenaires et fanatiques, entre porte-flingues et moudjahiddins ; entre des hommes mus par les récompenses terrestres ou célestes. Du coup, lorsque l’appauvrissement des Etats et l’affaiblissement des identités nationales réduisent leurs finances autant que leurs croyances, leurs ressources matérielles autant qu’immatérielles, les militaires traditionnels – si j’ose dire – courent constamment le risque d’être dominés par ceux qui ont ou ceux qui croient davantage qu’eux. C’est le cas désormais dans nombre d’armées européennes, où l’usure des équipements accompagne celle des convictions. Les deux vont d’ailleurs souvent de pair.

Dans la mesure où il est plus imaginable et possible de solidifier les esprits que les programmes d’armements, les armées devraient en tirer des conséquences claires. En se focalisant sur un savoir-faire technique et tactique que leurs membres peuvent fort bien monnayer au prix fort en-dehors de leurs rangs, les militaires ont contribué à leur mise hors jeu, au transfert de capacités et de compétences en mains privées. Le propre du soldat est l’accomplissement du devoir fût-ce au prix de sa vie, le service à la communauté pour la protéger et lui permettre de vivre normalement. Les armées fonctionnarisées et technocratiques qui émergent en Europe ne sont qu’un gaspillage de ressources. Elles n’ont d’ailleurs aucun avenir.



Lt col EMG Ludovic Monnerat  










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