Iran : jusqu’où peuvent aller toutes les options ?
4 septembre 2005
e président Bush a rappelé le 13 août que toutes les options – y compris, donc, militaires – sont ouvertes si l’Iran venait à poursuivre son programme nucléaire. Alors que, dans le même temps, le Chancelier Schröder refusait le principe d’une intervention militaire et que des étudiants islamistes bombardaient de pierres et de tomates l’ambassade britannique de Téhéran, quelles sont les options ouvertes aux Etats-Unis et à la Troïka de l’Union Européenne, qui négocient avec l’Iran ?
Force est déjà ici de constater qu’il reste difficile d’avoir la preuve tangible, indispensable afin de pouvoir sanctionner Téhéran selon les règles du droit international, de ses intentions nucléaires militaires, pourtant clamées haut et fort sur fond, alternativement, de « mort à Israël, à la France, à l’Allemagne, à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis ». En effet, la reprise du processus de conversion à Ispahan ne permet, en rien, de déterminer quel sera le degré d’enrichissement du futur combustible nucléaire (le stade suivant de préparation) et à quoi il sera réellement destiné. S’il reste à moins de 15% d’enrichissement en U-235 (l’isotope permettant la fission), l’application sera civile, tandis qu’un uranium « de qualité militaire » devra dépasser les 90% d’U-235.
«... Que faire alors ? Sans doute, constater que nous devons nous préparer à voir entre Israël et l'Iran s'instaurer une dissuasion équivalente à celle existant entre l'Inde et le Pakistan. »
La filière du plutonium, pour l'heure écartée, laisserait donc la place à une architecture plus traditionnelle, de type « canon - U-235 », rustique, relativement peu puissante et ne nécessitant pas d'essais, si ce n'est dans un but politique. Européens et Américains sont ici pris à leur propre piège : la preuve des intentions militaires de l'Iran ne viendra qu'avec la poursuite de son « cycle du combustible » et, donc, la consolidation des capacités nucléaires structurelles iraniennes.
C’est d’autant plus le cas que le Traité de Non Prolifération – dont l’Iran a signé des protocoles additionnels – autorise expressément l’usage civil du nucléaire, un objectif qu’affichait déjà, en son temps, le Shah (en 1974, 24 centrales devaient être construites en dix ans !), avant que la révolution islamique, puis la guerre Iran-Irak ne mettent les ambitions iraniennes en veilleuse. L’Iran le sait et poursuit la construction de sa centrale, livrée par la Russie, de Bushehr, tout en arguant de ses droits à disposer d’une énergie qui lui permettra d’exporter le pétrole qu’elle consommait auparavant, augmentant ses rentrées de devises. Cette question du droit au nucléaire est cruciale. L’Iran ne cesse de le réclamer, arguant que si neufs Etats peuvent en disposer sans qu’aucune sanction ne leur soit infligée, un dixième ne déstabiliserait pas fondamentalement les postures à l’égard du nucléaire. Ce faisant cependant, Téhéran brouille son discours quant à ses ambitions, civiles ou militaires, faisant alterner les deux et avançant dans son programme militaire en se servant du droit au « bouclier énergétique civil ».
Le besoin de l'arme nucléaire
Pour comprendre la volonté iranienne de disposer de la bombe, il faut retourner dans le passé. Depuis 1991 et la seconde guerre du Golfe, l’Iran considère que toute confrontation avec des forces occidentales engagées dans une très technologique Revolution in Military Affairs (RMA) nécessitera de disposer d’armes nucléaires afin de disposer d’une dissuasion crédible que ses forces classiques ne sauraient offrir. C’est d’autant plus le cas qu’Israël, considéré comme un ennemi juré, joue d’une politique d’ambiguïté nucléaire, ne reconnaissant ni ne démentant sa possession, cependant plus que probable, de têtes atomiques. La stratégie des moyens alors développée par Téhéran se découpe alors, somme toute classiquement, entre structures de productions, têtes et vecteurs.
Ce qui explique le développement d’un missile, plusieurs fois modernisé, tel que le Shahab-3, de 1930km de portée qui, lors de plusieurs défilés à Téhéran, arborait des slogans tels que « mort à Israël »… un Etat justement situé dans son rayon d’action. Mais ce qui explique également des contacts soutenus avec la Corée du Nord quant au transfert de technologies portant sur des missiles No-Dong et Taepo-Dong. Par ailleurs, l’Ukraine aurait vendu 6 missiles de croisière AS-15 Kent, partiellement comparables au Tomahawk, à l’Iran, une vente dont on peut gager qu’elle pourrait servir au développement d’un missile national, sur base d’un reverse engineering dans lequel les Iraniens ont fort progressé depuis la révolution islamique et la nécessité de disposer de nouveaux circuits d’approvisionnements pour les pièces détachées des matériels acquis aux Etats-Unis avant 1979 (on évoque, tout de même, la « fabrication » d’un AIM-54 Phoenix).
La structure de production nucléaire iranienne est elle-même complexe alors qu’elle ambitionne une autarcie, tant dans les domaines civils que nucléaires et qu’elle connaît une progression relativement rapide depuis dix ans. Si le site Globalsecurity.org considère qu’il existe 24 installations liées au complexe nucléaire, l’Atlas du nucléaire de G. Chaliand et M. Jan en listait 5 en 1993. Si ce nombre n’est plus nécessairement appelé à croître, l’ensemble de la structure de production est maintenant à disposition, certaines installations étant en outre enterrées ou semi-enterrées, d’autres disposant de batteries SAM pour leur défense. De même, dans les années 1990, appel a été fait aux milliers d’étudiants partis étudier les questions nucléaires en Europe et aux Etats-Unis et qui y étaient restés. Plusieurs sources avaient également évoqué le débauchage de plusieurs scientifiques ex-soviétiques.
Au plan politique, les processus d’avancées/reculades dans le processus de négociation avec les Etats-Unis et l’EU3 doivent êtres, eux-mêmes, considérés dans leur ampleur, à la fois dans le temps et la qualité des propositions faites. La Chine a également indiqué qu’en cas de passage du dossier iranien par le Conseil de Sécurité, elle opposerait son veto à toute sanction. Dans le même temps, l’Iran a engagé des opérations médiatiques visant à rallier académiques et opinions publiques à ses positions, tentant de la sorte de légitimer sa posture. Au final, plusieurs observateurs en concluaient que, malgré les efforts faits et les propositions européennes, ces négociations étaient un échec, notant qu’elles avaient surtout permis à l’Iran de gagner du temps. Aussi, quelles sont les options offertes et sachant que, manifestement, l’Iran veut à tout prix sa bombe ?
Intervenir : les options militaires
Malgré les déclarations selon lesquelles l’Europe et les Etats-Unis se sont engagées dans un « nouveau dialogue transatlantique » au terme de la visite de G.W. Bush à Bruxelles, force est de constater que l’écartement des options militaires à l’encontre de l’Iran ne permettra pas à l’Europe de réellement influer sur le processus d’acquisition d’armes nucléaires iranien, si ce n’est par un soutien – toujours délicat – aux Etats-Unis. En prenant une telle posture, excluant toute possibilité d’une diplomatie de coercition ou toute « gesticulation », notamment pour des raisons de politique intérieure allemande, l’Europe s’est plus que probablement exclue du processus de régulation de la prolifération iranienne.
L’option militaire n’est, il faut le dire et à l’exception de la menace, pas nécessairement meilleure. Stratèges dans l’âme, les Iraniens ont placé la majorité de leurs centres de recherche à proximité de zones urbaines, jouant de la répugnance occidentale aux dégâts collatéraux. Trois grandes catégories d’options se dessinent alors, nécessitant préalablement un processus de construction de la menace équivalent à celui ayant précédé la guerre d’Irak, à la différence notable que la volonté et les capacités iraniennes sont nettement plus avérées que dans le cas irakien :
- La probabilité d’une attaque de grande amplitude suivie d’un renversement de régime « à l’irakienne », possible dans l’absolu, semble peu probable pour plusieurs raisons. D’une part, le dispositif militaire américain est actuellement écartelé entre les différentes opérations en cours et ne supporterait nullement une attaque d’une telle intensité, du point de vue des moyens humains et matériels nécessaires. D’autre part, une telle opération ne se mène pas dans un environnement politique vierge, une donnée qui avait été – certes déficitairement – prise en compte dans le cas irakien. A cet égard, même les manifestations d’étudiants de 2003 et 2004 ont été maîtrisées par Téhéran, coupant pour une bonne partie les Etats-Unis d’une base sociopolitique certes minimale mais qui eut été indispensable. Par ailleurs, le contexte politique intérieur aux Etats-Unis et en Europe, à ce stade d’Iraqi Freedom, est de nature à bloquer toute velléité d’opération de grande envergure. Soulignons, enfin, que parier sur un éventuel changement de régime afin de faire abandonner à l’Iran ses options nucléaires militaires reste délicat. La culture comme le sentiment national iranien sont très forts, n’ayant d’égal que leur complexité. Imposer un « régime ami » ne serait, à cet égard, pas une véritable solution : même à l’époque d’un Shah plus que proche des Etats-Unis, l’ambition du premier était de faire de Téhéran la troisième puissance mondiale ;
- La possibilité de raids ciblés, plus ou moins nombreux, à vocation sémiotique et représentant la mise en application de la menace de coercition. Plus probables en raison autant de la disposition d’une infrastructure aérienne et aéronavale dotée d’armes guidées de précision dans le Golfe que de la souplesse de ce mode d’action, ils se heurteraient à la possibilité de dégâts collatéraux et à l’opprobre d’opinions publiques européennes dont la représentation collective du nucléaire est biaisée. Notons cependant que seules quelques installations, à certains moments, pourraient dégager une radioactivité en cas d’attaque. Notons également que ces raids pourraient ne pas être le fait des seuls Etats-Unis mais pourraient également impliquer Israël, qu’il agisse de concert avec les Etats-Unis ou seul. L’Union européenne, comme les Etats-Unis, tendent effectivement à déconsidérer les options de Tel-Aviv qui a, en effet, toujours considéré tout Etat introduisant des armes nucléaires au Moyen-Orient comme une cible potentielle, n’hésitant pas à frapper la centrale irakienne d’Osirak, en 1981. Moins sujet au « zéro-mort », Israël considère que le nucléaire iranien pose de graves questions à sa survie. Des maquettes en grandeur réelle de centres de recherche ont, d’ailleurs, été construites dans le désert du Néguev, afin que les pilotes israéliens puissent s’entraîner. Notons aussi que l’US Air Force opère régulièrement des vols de reconnaissance au-dessus de l’Iran ;
- Le développement, dans l’hypothèse d’un « laisser-faire », d’options de défenses antimissiles, à la fois en Israël (c’est déjà le cas avec les batteries de missiles Arrow) mais aussi en Europe, si l’Iran venait à développer, dans le plus long terme, des missiles d’une portée plus importante que ceux actuellement à disposition. Notons à cet égard que le missile Aster pourrait connaître, à terme, une version Extended Range et que des recherches sont actuellement menées en France sur les satellites de détection de lancement. Ainsi, la Délégation Générale à l’Armement prépare un démonstrateur SPIRALE (Système Préparatoire Infra-Rouge pour l’Alerte) comprenant deux micro-satellites de 120kg qui devraient être lancés en 2008. Dans le même temps s’installerait un système de dissuasion complexe. D’une part, entre l’Iran et Israël, qui se perçoivent mutuellement comme deux ennemis. D’autre part, entre l’Iran et l’Europe, dont les rapports seront certes plus nuancés mais qui resteront marqués par une ambiguïté bien difficile à gérer pour des Européens ne disposant pas en propre d’une dissuasion.
Mais, de cet examen par trop rapide des actions à disposition face à un Iran ante-nucléaire, il ressort que, quelle que soit l’option envisagée, elle ne permettra probablement pas d’infléchir la volonté iranienne de disposer d’armes nucléaires. Pour plus probable qu’elle soit, la conduite de raids ne fera que ralentir le galop iranien vers le nucléaire. Aussi, qu’il s’agisse d’observer en désapprouvant tout en poussant au maximum des options diplomatiques – qui, une fois approuvées seront tôt ou tard remises en question –, ou d’intervenir, l’Iran disposera donc, probablement, d’une dissuasion nucléaire, à terme.
Le retour de la dissuasion
Que faire alors ? Sans doute, constater que nous devons nous préparer à voir entre Israël et l’Iran s’instaurer une dissuasion équivalente à celle existant entre l’Inde et le Pakistan. Ce n’est qu’après une – très tendue – série de tests nucléaires en 1998 que ces Etats se sont rapprochés et ont commencé à négocier, constatant qu’en cas de guerre, leur existence même serait remise en cause. Sans doute, également, aurons-nous à constater que le TNP est loin d’être parfait, sa rationalité même – comme celle d’un droit international vu comme profitant d’abord à l’Occident – étant questionnée par les Iraniens. Et puis, sans doute aussi, nous préparer au « côté obscur » d’un monde multipolaire multipliant les puissances nucléaires. L’emphase portée par les Iraniens sur le droit à ne pas être une des cinq puissances nucléaires légitimées par le TNP mais à disposer tout de même d’armes nucléaires est, à cet égard, fort révélateur de rhétoriques pouvant être adoptées, par la suite, par d’autres.
Le fait est qu’il n’existe pas de réelle doctrine de non-prolifération. Israël, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord ont, à chaque fois, imposé leur capacité, sans qu’un quelconque régime n’ait permis d’infléchir leurs volontés. Le « traitement de dossier » s’est alors fait au cas par cas, se cantonnant généralement à la constatation des faits et à des négociations dont les résultats ne concernent guère l’essentiel. Aussi, il y a fort à parier que l’Iran représentera le cas emblématique d’une recherche de nucléaire que l’on a vu venir, que l’on a tenté d’empêcher et que l’on devra tôt ou tard constater, sauf retournement de dernière minute.
Ce qui nous renvoie, pour conclure, aux travaux du politologue américain Kenneth Waltz, qui déclarait en 1981, à propos de la prolifération nucléaire, que « plus pourrait être mieux », les puissances s’équilibrant entre elles. Si la dissuasion a plus que correctement fonctionné durant la guerre froide – nous sommes toujours libres et vivants – espérons que d’autres auront une aussi saine gestion du nucléaire que nous l’avons eue ; qu’ils auront la sagesse de reconnaître que l’arme nucléaire est d’abord politique avant d’être militaire mais aussi qu’elle ne sera pas l’enjeu de prises de pouvoir par les plus obscurantistes. Et, surtout, que Kenneth Waltz ne s’est pas trompé.
Joseph Henrotin
Chargé de recherches, ISC
Membres du Réseau Multidisciplinaire en Etudes Stratégiques (RMES)
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