L’expérience du Enième Pays et la prolifération nucléaire
11 avril 2004
l y a 40 ans, dans la ville poussiéreuse de Livermore en Californie, le gouvernement américain a secrètement choisi trois physiciens ayant fraîchement reçu leur doctorat, les a mis dans un coin de laboratoire sans aucun accès à des informations classifiées et les a chargés de concevoir une arme atomique. Que peut nous apprendre cette expérience incertaine sur les possibilités qu’aujourd’hui Al-Qaida ou un autre groupe terroriste construise la bombe ?
En avril 1964, seuls les Etats-Unis, l’URSS, la France et la Grande-Bretagne étaient des puissances nucléaires. La guerre froide battait son plein et le débat sur le contrôle des armes, qui avait commencé avant le test Trinity, était toujours actuel. La Grande-Bretagne avait été le troisième pays, la France le quatrième. La Chine serait-elle le cinquième ? Ce fut le cas six mois plus tard. Où cela se terminerait-il ? Qui serait le énième pays ? Une liste de candidats potentiels contenait le nom de 26 pays, allant de l’Argentine à la Yougoslavie. Même des étudiants de collège sont entrés dans le débat. Chris Hohenemser était un gosse de 19 ans quand il témoigna devant un comité du Congrès durant le printemps 1958. Le sujet était le partage international de la technologie des réacteurs nucléaires et il était contre. « Cela ne va pas servir au processus de contrôle des armes nucléaires », a-t-il dit.
"... La bombe avait été testée par les ordinateurs et la cervelle des constructeurs de bombe : elle exploserait, raserait une ville, tuerait des dizaines voire des centaines de milliers de personnes. "
Le débat sur la prolifération était centré sur les capacités industrielles pour l’enrichissement de l’uranium ou la production de plutonium. Mais il y avait un second point, avec une odeur d’arrogance scientifique élitiste. Les scientifiques d’un petit pays, vraisemblablement du Tiers-monde, sont-ils suffisamment intelligents pour fabriquer une bombe atomique ? Ou bien fallait-il nécessairement un Oppenheimer ? Il existait aussi le mythe du secret de la bombe, renforcé par la publicité engendrée par les cas d’espionnage Fuchs et Rosenberg dans les années 50. David Lilienthal, le président de la commission à l’énergie atomique avait argumenté dès 1948 que l’idée d’une formule secrète n’était « rien d’autre qu’un gigantesque canular pour les gens de ce pays. » Mais beaucoup croyaient encore que si le secret était gardé, la prolifération pourrait être évitée.
Les néophytes du nucléaire
Au laboratoire Lawrence Radiation (qui devint plus tard le laboratoire national Lawrence Livermore), les designers de la bombe, eux, ne croyaient pas au secret mais à la physique. Ils savaient que dessiner une bombe ne nécessitait pas de prix Nobel. Contrairement à Los Alamos, Livermore n’en avait aucun. Mais le laboratoire avait repris la production des armes atomique dès 1952, avec une volée de jeunes physiciens sortis du Rad Lab d’Ernest Lawrence de Berkeley. Livermore était conduit par des expérimentalistes, Los Alamos par des théoriciens, et il fut donc naturel pour un manager de Livermore de suggérer qui si on voulait savoir si des innocents pouvaient faire une bombe, « quelqu’un n’avait qu’à faire l’expérience pour voir. »
Aujourd’hui, Dave Dobson est un affable physicien de 65 ans qui a mené une longue et belle carrière d’enseignant au Collège Beloit du Wisconsin. En 1964, il était un post doctorant au Rad Lab sur les collines au-dessus de Berkeley. Il faisait quelque fois le trajet de 40 minutes qui le séparait du laboratoire de Livermore afin d’utiliser l’équipement du labo pour ses propres recherches non classifiées. Il n’avait aucune autorisation de sécurité et tout ce qu’il savait sur les armes nucléaires venait des journaux. Un jour, il fut approché par Hans Mark, un physicien de Livermore, plus tard secrétaire de l’Air Force. Il lui offrit un job : « L’accord était qu’il avait quelque chose de spécial à faire pour moi », se rappelle Dobson. Mark fit la même promesse à un autre post doctorant, David Pipkorn. Les deux jeunes hommes furent « piqués du ciel », comme le dit Dobson, car ils étaient des innocents nucléaires.
Le physicien Art Hudgins les briefa et leur remit une copie des « règles opératives », un document tamponné secret sur chaque page. Le premier paragraphe disait : « Le but de l’expérience appelée ‘Nth country’ est de savoir si un engin nucléaire explosif crédible peut être construit, avec un effort modeste, par un petit nombre de gens bien entraînés sans contact avec des informations classifiées. Le but pour les participants est de concevoir un engin explosif d’importance militaire. Un contexte de travail pour l’expérience peut être le suivant : les participants doivent construire un engin qui, s’il est construit en petit nombre, donnerait à une petite nation un effet significatif sur ses relations extérieures. »
Même bannis des informations classifiées, Dobson et Pipkorn avaient besoin d’une autorisation de sécurité, et tous les croquis qu’ils feraient seraient secrets. Comme Hudgins le dit quelques années plus tard, « il est contraire à la loi de fabriquer une arme nucléaire sans autorisation. » Ils devaient représenter le pays imaginaire énième, qui possède une bonne bibliothèque universitaire, quelques machinistes compétents pour préparer le plutonium ou l’uranium, ainsi qu’une équipe « explosif ». Ils visionnèrent leur pays ayant plus de ressources que le Ghana mais moins qu’un pays industrialisé. Aucune direction quant à la manière de procéder n’était donnée.
S’ils voulaient conduire une expérience, peut-être incluant une grande explosion, ils devaient la décrire avec force détails, et leur mémoire serait passé à une équipe anonyme expérimentée en fabrication d’engins qui calculerait les résultats et les communiquerait par le biais de Hudgins. Ils commencèrent dans l’isolation, avec un staff technique simulé. Ils travaillèrent dans un bureau complet dans des baraques laissées par la Marine après la Seconde guerre mondiale. Dobson avait un bureau et un fichier protégés par un cadenas à combinaison. Leurs carnets de notes étaient assurés et chiffrés séquentiellement, pour préserver une trace de leurs progrès.
Pour le laboratoire, l’expérience était une question de sécurité nationale, mais Dobson et Pipkorn avaient des angoisses de premier job. « Je sentais que ma réputation était en jeu, et je me serais senti totalement idiot si j’avais loupé quelque chose », a dit Dobson. « Le seul gros avantage que nous avions sur Fermi, Teller et ses gars était que nous savions que cela pouvait fonctionner », quelque chose que le gouvernement américain avait « rendu public dans les cieux au-dessus du Japon » selon les mots de Jim Frank, le physicien à le tête du comité anonyme du Enième Pays.
Dobson n’avait jamais entendu parler des termes Trinity, Little Boy ou Fat Man. Le débat bombe armée contre bombe à implosion lui était inconnu. Sa connaissance de la fission nucléaire était limitée. « J’avais vu une exhibition avec un modèle de réaction en chaîne fabriqué avec des attrape-souris et des balles de ping-pong », écrivit-il dans un rapport. A la fin de 1964, sept mois après le commencement, Dobson et Pipkorn firent leur premier choix crucial. Ils optèrent pour une bombe au plutonium à implosion du type de celle de Nagasaki à la place d’une bombe à l’uranium armée comme celle d’Hiroshima. Ils ne choisirent pas le plutonium parce que c’était plus facile, mais spécifiquement parce que cela serait plus difficile. C’était un choix de carrière : la bombe armée était un projet trop simple à construire pour se faire une réputation. La méthode à implosion « semblait être un problème plus sophistiqué, intéressant et plus stimulant », comme ils l’écrivirent plus tard dans leur rapport.
Quelques mois plus tard, Pipkorn quitta le projet et fut remplacé par un lieutenant de l’Army, Bob Selden, possédant un doctorat de l’université du Wisconsin. Il était arrivé à Livermore par hasard à la suite d’un verre échangé dans un mess d’officiers avec un spécialiste du personnel militaire. « Vous savez », lui dit le spécialiste, « j’avais un pote, un officier logistique, qui est allé dans ce laboratoire. » L’entretien d’embauche de Selden fut conduit dans une chambre d’hôtel de Washington. Un physicien de Livermore le cuisina sur la physique nucléaire et la réaction en chaîne. « Il continua à poser toutes ces questions et je continuais à répondre sachant que je n’en avais aucune idée, cela allant de pire en pire. Je fut vraiment découragé et quand je suis rentré à la maison cette nuit-là je me suis dit que tout était perdu. »
Selden ne savait pas qu’il était le candidat parfait et le jour suivant il reçut un coup de fil d’Art Hudgins. Selden et Dobson avaient des bureaux adjacents et s’entendirent bien immédiatement. « Lui et moi nous sommes bien amusés ensemble. » Ils discutèrent beaucoup, ce qui permit de faire avancer certains problèmes.
Une profusion de littérature ouverte
Ils continuèrent d’éplucher la littérature ouverte. Comme le décrit Selden : « Vous alliez juste à la bibliothèque et vous commenciez à regarder sur tous les sujets. Vous regardiez sous plutonium, uranium, et hautement explosif. Vous vous préoccupiez de la physique nucléaire et vous frayiez un chemin à travers livres, revues et autres publications. » Ils apprirent sur l’uranium et les détails de la fission en chaîne grâce à Dwight Eisenhower et son « Atomes pour la paix », un programme censé favoriser la propagation des centrales nucléaires et dispersant des informations techniques à travers le monde. Après tout, un réacteur n’est qu’une arme de fission tournant à bas régime, « une sorte de bombe qui se consume pour un temps infini », dit Dobson.
Il existe une littérature étendue sur les explosifs. Les explosifs commerciaux sont utilisés pour le forage pétrolier ou la construction de routes pour le minage ou comme munition. Et comme les Irakiens le découvriront dans les années 1980, les universités américaines et leurs bibliothèques sont une mine d’or en informations pour qui veut construire clandestinement une bombe. Selden : « Si l’université a une école de minage et d’ingénieur, alors ils auront tout le matériel sur les engins hautement explosifs et les détonations dont nous avions besoin. » Pour parler aux experts, Selden est simplement allé à une conférence sur les explosifs.
Sur une étagère de la librairie technique non classifiée du labo, ils trouvèrent des tableaux de données que le magicien de Los Alamos avait compilé par d’ennuyeuses et dangereuses recherches. Les nombres de masse critique étaient déjà disponible. Le travail de Hugh Paxton leur donnait un point de départ pour calculer le plutonium dont ils avaient besoin. « Ce genre d’informations réduit grandement le nombre d’expériences préliminaires dont vous avez besoin », dit Dobson. Dans un contexte moins théorique, ces expériences peuvent s’avérer mortelles pour les futurs designers de bombe. « Généralement, les futurs designers utilisent trop d’uranium ou de plutonium, ils n’ont pas accordé assez d’attention à ce qui se passerait s’ils assemblaient leur bombe, ou même s’ils ne font que de travailler avec de l’uranium ou du plutonium. Les gens pensent simplement qu’ils vont utiliser beaucoup d’uranium et qu’ils en ont assez. »
Même au laboratoire, il y eut des accidents. En 1946, un physicien expérimenté de Los Alamos décéda d’un empoisonnement radioactif deux mois après être entré accidentellement en contact avec deux hémisphères sub-critiques de plutonium, chacune de la taille d’un cantaloup (note du traducteur : une variété de melon). Livermore avait également connu un accident l’année avant que Dobson et Pipkorn arrivent, 50 livres (22,68 kg) d’uranium avaient brûlé ou fondu quand un équipement s’était coincé durant une expérience critique.
Les scientifiques du Enième Pays trouvèrent rapidement leur voie grâce au travail du physicien de Princeton Henry De Wolf Smyth. Publié par le projet Manhattan quelques semaines après Hiroshima, son Compte-rendu général du développement des méthodes et de l’usage de l’énergie atomique dans des buts militaires sous les auspices du gouvernement des Etats-Unis n’est rien d’autre que ce qu’il clame être. Cet ouvrage de 182 pages à 40 cents servit de manuel de gestion de projet pour construire la bombe. Dobson et Selden ont rapidement déduit de ce rapport que l’uranium fonctionnerait à merveille pour leur bombe.
En route, Selden découvrit que quelqu’un avait déjà effectué le même chemin, quelques années plus tôt en 1960 et avait produit un rapport, Le problème du Enième pays. Trois chercheurs actifs dans le débat de la prolifération avaient utilisé la littérature non classifiée et leurs propres calculs pour créer non seulement un design brut de bombe, mais aussi un design de complexe de production nécessaire pour la construire. « C’était une chose similaire », rappelle Dobson. « Nous avions trouvé ceci au milieu de l’expérience et cela nous a aidé. » Un des auteurs était Chris Hohenemser, le « gosse de 19 ans » qui avait témoigné devant le Congrès en 1958. Lui et son co-auteur avaient conclu que construire une bombe était relativement simple. Il n’y avait pas de secret. La partie difficile était d’obtenir le plutonium ou l’uranium enrichi.
Pour modéliser leur dessin, Dobson et Selden écrivirent leurs propres codes qu’ils écrivirent sur un ordinateur à carte poinçonné beaucoup plus primitif que le moins cher des ordinateurs de nos jours. Mais cela leur suffisait. Bien que le comité calculait les résultats des tests explosifs proposés en lieu et place d’une explosion réelle, dans certains cas néanmoins la question était résolue grâce à une explosion non nucléaire conduite à la zone de test rurale du laboratoire, en utilisant des explosifs comme le baratol et le Comp B. Les vétérans en création d’armement du laboratoire « ne pouvaient calculer ce qui se passerait réellement parce que personne n’avait construit un tel dispositif depuis longtemps, nous étions de retour à une technologie primitive », dit Selden.
Ainsi ils progressèrent, dessinant les détonateurs, les lentilles explosives, le fixeur d’uranium, le noyau d’uranium et un initiateur de polonium-beryllium inspiré par la source standard de neutron utilisée pour enclencher un réacteur. « Tout ceci continua et évolua, arriva à la place où nous pensions devoir être afin que nous puissions calculer les résultats », dit Selden. Leur odyssée a eu ses moments de lumière. Au milieu du projet, Selden eut une discussion en Californie du sud sur l’hélium liquide, son sujet de thèse, et il se trouva de manière inattendue en conversation avec le physicien du projet Manhattan Richard Feynmann. Il le gava de souvenirs de Los Alamos et offrit un petit cours sur la théorie de séparation des noyaux, mais ne révéla aucun secret sur la bombe.
Une bombe théorique, mais fonctionnelle
En décembre 1965, la première esquisse grossière de la bombe au plutonium était terminée. Neufs mois plus tard, la tâche était achevée, avec des impressions en bleu pour guider leurs machinistes imaginaires. Leur arme était trop grosse pour être fixée sur un missile, mais suffisamment petite pour être emportée par un avion ou un camion. Plus intéressés à garantir une explosion que de maximaliser le rendement, ils ont optés pour un design conservateur (« Nous n’étions pas en train d’essayer du luxe ou d’optimiser les choses », dit Dobson). La même philosophie avait guidé les premières explosions nucléaires des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Russie et de la Chine, toutes situées aux alentours de 20 kilotonnes.
Pour des vétérans designers de bombe, prévoir précisément le rendement de leur bombe est de grande importance. Dobson et Selden n’avaient qu’une vague idée du pouvoir de leur bombe, mais était-ce important ? Pour un « aspirant »-état nucléaire (ou un groupe terroriste), une bombe était une bombe. « Si l’Irak en avait une, vous le croiriez », a dit Selden en 1995. Les deux chercheurs écrivent un rapport détaillé, documentent consciencieusement leur recherche, et offrent également une narration enregistrée, fournissant un solide argument pour le point politique que le laboratoire attendait. Leur liste d’articles utiles dans la littérature ouverte s’étale sur quatre pages, et même si les articles ne sont pas classifiés, la liste le fut, et le reste actuellement. Selon la chronologie officielle, la bombe de Enième Pays a été testée hypothétiquement en avril 1967. Cependant on ne dit pas aux designers si leur bombe explosa ou échoua. Ils restèrent des « vierges du savoir », en anticipation à leur tournée victorieuse, « road show » à travers les institutions concernées par le problème.
A San Francisco c’était l’été de l’amour, à quelques heures seulement de Livermore, mais Dobson et Selden firent leurs bagages pour Washington afin d’expliquer au Gouvernement comment ils avaient fabriqué une bombe atomique dans un vieux baraquement. Ils passèrent par la CIA, le Département d’Etat et la commission pour l’énergie atomique, rencontrèrent des généraux au Pentagone. Devant le comité consultatif de cette commission, ils créèrent la confusion avec cette performance sur commande. Quand ils arrivèrent au Conseil de sécurité nationale (National Security Council, NSC), la nouvelle de leur présence s’était propagée et une foule s’était massée dans le sous-sol du vieux bâtiment abritant le NSC. Quelques membres du staff qui ne possédaient pas une autorisation de sécurité suffisante durent quitter la salle. Secret Restricted Data était nécessaire, Top Secret ne suffisait pas, même s’il s’agit d’une des accréditations les plus élevées.
Plus tard, les deux se rendirent au laboratoire national d’Oak Ridge, où les armes à l’uranium sont produites, puis firent le pèlerinage de Los Alamos, où quelques uns des dieux du projet Manhattan régnaient encore. C’était une expérience grisante pour certains des post-doctorants. Avides de prouver que Selden et Dobson étaient de réels représentants du Enième pays, les officiels de Livermore préparèrent une présentation convaincante. Armés avec un appareil photographique de 35 mm et un pointeur, les deux hommes – qui n’avaient toujours pas été avertis du succès ou non de leur bombe – décrivirent leur bombe et leurs calculs. Ils le firent à l’aide de concepts dont ils avaient inventé les surnoms. Jim Frank, le physicien de Livermore qui avait présidé le comité technique, intervenait à l’occasion pour traduire la nomenclature du Enième pays dans le langage du programme d’armement américain. « Quand ils disent X, c’est ce que nous appelons Y. » Il y eut quelque surprise quand un des surnoms de Dobson-Selden avait une correspondance parfaite avec une phrase créée vingt ans plus tôt par les scientifiques du projet Manhattan.
Les auditeurs avaient reçu la consigne de poser leurs questions avec précaution afin d’éviter de donner des informations classifiées ou encore de guider les invités vers l’impression du triomphe ou de l’échec de leur expérience. « Ils écoutèrent, chuchotèrent, nous remercièrent et quittèrent la pièce », dit Dobson. Quand finalement la tournée fut terminée Selden et Dobson apprirent ce qu’ils avaient déjà deviné : leur travail de trois ans était un succès. La réaction de l’audience était proportionnelle à leur connaissance du travail d’une bombe atomique. Quelques officiels civils étaient stupéfaits, dit Hudgins, mais la plupart des scientifiques ne l’étaient pas. Il y eut débat pour conduire un test nucléaire réel, mais la dépense ne pouvait être justifiée. La bombe avait été testée par les ordinateurs et la cervelle des constructeurs de bombe : elle exploserait, raserait une ville, tuerait des dizaines voire des centaines de milliers de personnes.
Mais il y eut une dernière surprise pour les membres de Enième Pays. « Si vos gars sont partants, nous aimerions faire un petit ajout, nous voudrions que vous fassiez une bombe thermonucléaire », dit un administrateur à Selden. On ne leur donnait que 6 semaines pour travailler dessus, ainsi leur création était plus théorique que pratique. Ils ne découvrirent pas l’implosion par radiation, la clé de la bombe américaine à l’hydrogène, mais ils créèrent tout de même quelque chose qui aurait fonctionné suffisamment bien pour un groupe terroriste.
Le risque du terrorisme nucléaire
Dave Dobson et David Pipkorn quittèrent le monde des armes peu après l’expérience. Pipkorn travailla pour l’industrie, il est aujourd’hui retraité et vit à Dayton, dans l’Ohio. Dobson vit à Beloit, où sa part de travail sur la bombe « me revient en mémoire tout le temps. » Seul Selden resta dans le monde de l’armement, grimpant les échelons à Livermore puis à Los Alamos, occupant une position-clef. Durant trois ans, il fut le chef scientifique de l’Air Force, et maintenant il sert encore dans son comité consultatif scientifique.
Selden a étudié la question de savoir si des terroristes pouvaient développer une bombe nucléaire, et sa réponse fut positive. « C’était la principale question de l’époque où nous vivions, si cela pouvait ou non être fait ; c’est certainement possible pour un groupe terroriste s’ils sont compétents scientifiquement et ont beaucoup de ressources. » Les terroristes auraient besoin d’un ensemble de compétences : physiciens, chimistes, spécialistes en explosifs, en électronique ainsi qu’un accès à quelques machines. Mais au départ ils n’auraient pas besoin de connaître quoi que ce soit sur les armes nucléaires, Selden et Dobson l’avaient prouvé. Il y a suffisamment d’informations sur Internet pour placer les terroristes sur orbite, après quoi ils devront tout de même faire leurs propres calculs de conception. Ironiquement, les sites les plus dignes de confiance pourraient être ceux des organisations de contrôle d’armement, car leurs textes sont écrits par des scientifiques et sont consciencieusement annotés.
D’après son expérience, Dobson croit qu’Al-Qaida, si elle n’était pas déjà en train de le faire, pourrait obtenir la première arme de terreur au monde. « Il me semble qu’Al-Qaida est une organisation avec suffisamment de gens et de fonds pour le faire. » Il se soucie des containers maritimes, qui sont assez grands pour contenir une lourde bombe produite « à la vieille mode », et qui aurait de larges chances de succès. « Ils pourraient l’envoyer dans la baie de Chesapeake, de San Francisco, à Puget Sound, ou dans la rivière Mississipi. Ils peuvent presque se rendre partout, la plupart des grandes villes sont soit côtières, soit proches d’une rivière où circulent des barges », dit Dobson.
Les codes hydrodynamiques commerciaux et les machines ont été améliorés depuis l’expérience et sont toujours disponibles par le biais d’une source commerciale. Le physicien Ted Taylor, qui clame depuis des décennies que la construction d’une bombe à fission est quasi un travail de garage, a dit en 1987 que même un équipement de potier est utile. « Vous pouvez fabriquer du C4 admirablement bien sur un tour de potier. » Dans quelle mesure est-ce facile pour un groupe terroriste de fabriquer une bombe ? « Très facile, à souligner deux fois. Très facile… » répond Taylor. Lors d’un meeting il y a quelques années, on a demandé à Selden s’il pouvait le faire seul. Selon Taylor, la réponse fut oui. Et si maintenant Selden dit non, il admet cependant que cela ne nécessiterait que peu de personnes, à condition qu’ils soient techniquement compétents et puissent acquérir le matériel fissile.
En 1976, Selden écrivit une volée de briefings graphiques qui ouvrirent un nouveau front dans le débat sur la prolifération. Ils sont souvent cités dans les discussions sur le terrorisme nucléaire. Il mit un terme à la dispute pour savoir si le plutonium extrait des tiges des réacteurs commerciaux pouvait être utilisé dans une bombe dans son article, Les réacteurs au plutonium et les explosifs nucléaires. « Tout le plutonium peut être utilisé directement dans un explosif nucléaire. Le concept de plutonium qui n’est pas adéquat aux explosifs est fallacieux », écrivit-il. Selden savait que dans une autre expérience américaine, des savants avaient prouvé le concept sur le site test du Nevada en 1962, quand ils firent exploser une bombe utilisant du plutonium issu d’un réacteur. Ichiro Ozawa, leader du parti libéral d’opposition japonais, ressortit le sujet 40 ans plus tard. Dans un discours en avril 2003, il jeta une vague de choc sur toute l’Asie quand il dit : « Nous avons une telle quantité de plutonium dans nos centrales nucléaires qu’il nous serait possible de construire de 3000 à 4000 têtes nucléaires. Si nous devenons sérieux, nous ne serons jamais battus en terme de puissance militaire. »
Pour des fabricants clandestins, le haut pourcentage de plutonium 240 dans le plutonium de réacteur poserait un risque de radiation, nécessiterait plus de carburant et réduirait le rendement de la bombe, mais les terroristes trouveraient tout de même ces conditions acceptables. Chaque groupe suffisamment sophistiqué pour fabriquer une bombe avec du plutonium de valeur peut le faire également avec du plutonium de réacteur, si l’on en croit Carson Mark, qui dirigeait la division théorique à Los Alamos de 1947 à 1972. Selon une estimation, le rendement d’une bombe fabriquée avec du plutonium de réacteur serait de un à quelques kilotonnes, plus en utilisant une fabrication avancée. Et même si la bombe s’éteint, elle pourrait dévaster le centre d’une ville. Et il y a assez de plutonium pour que les terroristes essaient de s’en emparer : de par le monde, les industries en électricité en produisent 24 tonnes par année.
Le plutonium métallique n’est pas la seule option pour les groupes terroristes. Le plutonium ou l’uranium en poudre oxydée fonctionnerait tout aussi bien, et serait même plus facile à manipuler. En fait, un groupe de chercheurs connus de Los Alamos a conclu que la poudre oxydée « apparaît être la manière la plus simple et la plus rapide pour faire une bombe. » Il a même été suggéré que les terroristes pourraient simplement verser de l’oxyde dans un container jusqu’à ce que cela commence à produire des neutrons. Cela serait de facto presque une masse critique et ainsi la quantité nécessaire requise pour une bombe. Le rendement potentiel serait alors de dix à cents kilotonnes.
Dans son autobiographie, le prix Nobel Luis Alvarez a écrit : « Avec l’uranium de bombe moderne, la production de neutrons est tellement basse que les terroristes, s’ils avaient ce type de matériel, auraient une grande chance de produire une explosion à haut rendement simplement en lançant une moitié de celui-ci sur l’autre moitié. Beaucoup de gens ne savent pas que si l’uranium séparé et hautement enrichi est disponible, c’est un job trivial que de fabriquer une explosion nucléaire… même un gosse d’une haute école peut faire une bombe. »
Un terroriste peut attendre un rendement de 10 à 20 kilotonnes avec de l’uranium hautement enrichi, soit à peu près celui des armes d’Hiroshima et de Nagasaki, selon une étude du Congrès où Bob Selden était conseiller. La plupart de cet uranium que cherchent à s’approprier les groupes terroristes est dans les mains des programmes d’armement. Selden, qui a travaillé avec les Russes pour sauvegarder leurs réserves, dit que ce problème est pris au sérieux là-bas, mais que la sécurité matérielle est encore loin des standards américains. Une autre source potentielle d’uranium hautement enrichi est constituée par les réacteurs de recherche où l’on brûle le métal comme carburant. De tels réacteurs sont disséminés à travers le monde. Les considérations anti-terroristes ont incité les autorités américaines à coopérer en août 2002 à l’évacuation d’urgence par avion de 48 kilogrammes de carburant de réacteur de Belgrade à la Russie.
Les dangers de la terreur nucléaire sont évidents depuis le début de l’âge atomique. Edward U. Condon, qui a joué un rôle majeur dans le projet Manhattan, a écrit en 1946 : « Dans chaque pièce où un fichier peut être entreposé, dans chaque district d’une grande ville, près de chaque bâtiment ou installation, un effort déterminé peut produire une bombe capable de tuer une centaine de milliers de personnes et raser toute structure ordinaire dans un rayon d’un kilomètre et demi. » Jay Davis, qui était à la tête de l’agence de réduction des menaces de défense du Pentagone durant l’administration Clinton et qui avait été auparavant inspecteur pour les Nations-Unies en Irak, dit qu’il y a une entente générale dans la communauté nucléaire sur le fait que des terroristes ont la capacité de construire une bombe. « Un très petit groupe de personne peut le faire s’il acquière le matériel. »
Durant l’ère Clinton, il essaya sans succès de convaincre les laboratoires d’armes de lancer une nouvelle version de l’expérience Enième Pays, cette fois en posant la question de savoir si un groupe terroriste pouvait construire la bombe. Bob Selden pense savoir pourquoi personne ne fut intéressé : lui et Dave Dobson avait déjà répondu à la question voici 40 ans.
Texte original: Dan Stober, "No Experience Necessary", Bulletin of the Atomic Scientists, Mars/April 2003
Traduction et réécriture: Julien Grand