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Bioterrorisme, entre fantasmes et réalités : entretien avec le docteur David Humair

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23 octobre 2005

Exercice d'alerte biologiqueD

eux chercheurs de l'Université de Stanford ont récemment publié un article sur les conséquences possibles d'une attaque à la toxine botulique sur un réseau de distribution de lait aux États-Unis. L'un des experts suisses du bioterrorisme, David Humair, replace la menace dans son contexte et démystifie le sujet. Entretien.

Docteur en biologie moléculaire de l'Université de Neuchâtel, titulaire d'un post-doctorat en génie génétique obtenu à l'Agroscope de Nyon, David Humair est un expert reconnu en matière d'armes biologiques et de bioterrorisme. A côté de ses activités de recherche prospective et de planification stratégique au sein de l'Etat-major de planification de l'armée, il donne régulièrement des conférences et des cours sur ces menaces contemporaines, notamment à la NATO School d'Oberammergau. L'entretien ci-dessous a été publié en juillet dernier sur le site Terrorisme.net.


«... Le niveau de préparation est avant tout une question culturelle. Le succès contre de telles attaques dépendra de la gestion des émotions au sein de la société qui est touchée. »




Dans l'un de ces derniers numéros, le périodique de l'Académie nationale des sciences américaines a décidé de publier un article de Lawrence Wein et Yfan Liu, deux chercheurs de l'université de Stanford, sur les conséquences possibles d'une attaque à la toxine botulique sur le réseau de distribution de lait aux États-Unis. Pouvez-vous nous dire en dire un peu plus sur la toxine botulique et ses effets ?

La toxine botulique est produite par un bacille, le Clostridium botulinum, qui est présent dans le sol, ainsi que dans l'organisme de certains animaux. Une fois ingurgitée, la toxine bloque la transmission entre les neurones et les muscles. Les premiers symptômes qui apparaissent après absorption de la nourriture infectée sont des troubles de la vue, un assèchement soudain de la bouche avec des difficultés de déglutition. Une contamination massive peut provoquer une mort subite par arrêt cardio-respiratoire brutal. Un symptôme important du botulisme, mais qui est peu connu, est facile à reconnaître: la personne infectée change de voix, suite à une paralysie des cordes vocales. Ce signe très précoce est spécifique d'une telle intoxication. Pour ce qui est du traitement, il se focalise essentiellement sur les symptômes. Une telle intoxication nécessite une hospitalisation durant laquelle on surveille la déglutition, la respiration et l'état cardiaque. Une antitoxine existe et doit être administrée le plus rapidement possible; il est donc primordial de reconnaître les premiers signes d'intoxication.



Le scénario esquissé dans l'article de Wein et Liu vous semble-t-il plausible ?

Au sens strict, c'est un scénario plausible dans la mesure où une telle toxine présente dans le lait peut avoir un réel effet pouvant mener à la mort de consommateurs. Pourtant il faut reconnaître que l'article comporte une certaine part de spéculation. En effet pour atteindre le nombre de morts suggérés (568'000), il faudrait que la totalité du lait intoxique soit consommée. Pourtant cela paraît peu vraisemblable: après l'apparition des premiers cas et la similitude des symptômes de différents patients, la cause sera rapidement identifiée, communiquée, et retirée du marché, ce qui empêchera à un certain nombre de victimes potentielles d'absorber le liquide. De plus, il existe différents types de toxine botulique (A, B, E, F) et le taux de mortalité des personnes contaminées est passé, tout type de toxines confondues, de 43.8 % en 1950 à 5,8 % en 1996, selon un manuel édité par le CDC (Center for Disease Control) américain. Le taux de mortalité est donc actuellement d'environ 6 personnes pour 100 personnes contaminées. De plus, un diagnostic rapide permet une diminution rapide des risques, notamment par des aides respiratoires (par l'intubation par exemple).

Cet article spécule également sur une résistance possible à la chaleur des bactéries. De nombreux spécialistes affirment pourtant que la chaleur est suffisante pour inactiver la toxine. Pour terminer, il faut également mentionner que le lait n'est pas la principale source d'intoxication pour la toxine botulique.



L'article souligne également qu'une procédure de pasteurisation à haute température (appelée «ultra haute température» ou UHT) pourrait tuer toutes les toxines, mais que cette procédure n'est pas favorisée aux États-Unis. Pensez-vous qu'en Europe le scénario esquissé ne serait tout simplement pas possible, puisque la procédure UHT constitue quasiment la norme ?

C'est effectivement le cas en Europe. Le procédé UHT consiste à chauffer le lait pendant 2 à 5 secondes à une température de 135 à 150°C puis à le refroidir de manière quasiment instantanée. Il est ensuite conditionné et stocké dans un emballage stérile. Dans le cas des spores produites par la bactérie Clostridium botulinum, la plus résistance d'entre elles, en admettant qu'elle survive au processus de stérilisation UHT, ne trouverait pas dans le lait pasteurisé à haute température des conditions favorables pour sa croissance.



La parution de l'article de Wein et Liu a été précédée d'un débat sur le danger que représente un tel article. Le Département américain de la santé a même demandé à la revue de ne pas le publier. En tant que scientifique, comment évaluez-vous les risques générés par une telle publication ?

Très honnêtement, je crois qu'ils sont minimes. Dans un sens strict, si l'on considère toutes les publications au niveau médical ces 50 dernières années, elles sont potentiellement dangereuses, puisqu'elles ont trait à des connaissances sur le corps humain, sur le phénomène de la vie. En effet toute connaissance sur le corps humain pourrait être utilisée à mauvais escient. Pourtant, cela n'est que très rarement (ou pas) le cas. Je crois qu'il faut faire une distinction entre le fait de connaître, d'un point de vue théorique les effets d'une certaine toxine sur le corps humain et la capacité à la produire et à la répandre.

Dans le cas qui nous occupe, on constate une énorme différence entre la connaissance des conséquences d'une contamination du réseau laitier par la toxine botulique et la capacité effective à l'introduire dans ce réseau.



Suivriez-vous l'argumentation du président de l'Académie nationale des sciences selon laquelle «la publication d'analyses relatives au terrorisme dans la littérature scientifique contribue à la sécurité publique» ?

Les scientifiques ont effectivement une responsabilité au niveau de la sécurité publique. Leurs découvertes, leurs publications ont une application d'ordre sécuritaire et/ou morale qui est notoire. En prenant à titre d'exemple les organismes génétiquement modifiés (OGM) ou l'euthanasie, deux sujets d'actualité sensibles, soit en termes sécuritaires, soit en termes moraux, il y a effectivement toute une batterie de questions éthiques qui doivent être posées à la communauté scientifique. Et dans ce sens, il est important qu'une commission d'éthique, et l'ensemble de la communauté scientifique, suivent de près ce qu'il se fait dans le domaine des OGMs ou dans l'application de l'euthanasie. Au niveau des publications, le même genre de réflexion s'applique à tous les domaines susceptibles d'avoir des conséquences au niveau sécuritaire ou moral, comme le bioterrorisme.

Pourtant, par rapport à ma réponse précédente, il faut à nouveau relativiser et rappeler que «savoir n'est pas pouvoir».



Pour en revenir à cette question du «pouvoir» et donc des capacités effectives à produire de telles bactéries, on est confronté ici à différentes théories. Pour certains, une personne ayant quelques connaissances basiques en biologie ou en chimie serait capable d'en mettre en culture, alors que pour d'autres, la production de telles bactéries nécessite de solides connaissances universitaires (niveau diplôme). La production de telles bactéries mortelles est-elle à la portée de tous ?

Non. Prenons mon cas: au vu de ma formation, je saurais comment produire un agent biologique. Pourtant, la production de telles bactéries est limitée par des contraintes techniques: il faut tout d'abord avoir accès à la souche et disposer d'un matériel sophistiqué pour la cultiver comme des fermenteurs, des milieux de culture adéquats, des ph-mètres, des stérilisateurs, des filtres, du matériel d'injection. On pourrait parfaitement imaginer qu'un réseau terroriste dispose de tels spécialistes: pourtant, comme dans mon cas, ceux-ci disposeraient de la connaissance, sans pour autant disposer des infrastructures nécessaires, ce qui a été montré à maintes reprises lors des interventions en Irak et en Afghanistan.

Il faut également ajouter un problème supplémentaire à la fabrication de telles bactéries: le matériel nécessaire est contrôlée par les États et son acquisition doit être justifiée. Pour terminer, même en supposant qu'une personne mal intentionnée disposant des connaissances scientifiques et des moyens techniques nécessaires soit capable de produire la toxine, elle devrait encore en produire en quantité suffisante et avec un taux de raffinement élevé pour qu'il y ait un véritable danger.



Quel est selon vous «l'avantage» d'une attaque à l'arme bactériologique par rapport à une attaque plus «classique» à la bombe ? A l'inverse, quels seraient les «désavantages» ?

En termes de désavantages, il faut souligner qu'une arme biologique reste relativement difficile à acquérir ou à fabriquer. Il faut trouver la souche, la faire croître la maintenir en vie et la militariser pour la rendre dangereuse. De plus, une arme présente un potentiel d'effet «boomerang»: en attaquant un adversaire au moyen d'une telle arme, elle risque de se retourner contre l'auteur de l'attaque et ce à deux niveaux. D'une part à un niveau strictement individuel où le terroriste tombe lui-même malade. D'autre part au niveau de la cause qu'il défend. Par exemple, dans le cas du terrorisme palestinien qui vise à libérer une population, l'engagement d'une arme bactériologique pourrait tuer ou rendre malade cette même population. Ce qui n'est pas très rentable.

Pour un terroriste, l'impact visuel est primordial et doit pouvoir être lié à une cause. L'exemple de la fièvre aphteuse me semble ici intéressant: admettons que la crise qui a frappé l'Angleterre voici cinq ans ait été le résultat d'une action terroriste. Quel aurait été le but réel ? Mettre le pays à genoux ? Terroriser les Anglais ? Une telle attaque serait-elle compréhensible en termes de cause ? A quoi sert-il d'utiliser un agent (ici la fièvre aphteuse), qui va tellement focaliser l'attention des autorités pour gérer la crise sanitaire que celles-ci n'ont même plus le temps de vous écouter ? De plus, au niveau de la réaction et même si on a effectivement assisté à des «spectacles» horribles (troupeaux en feu, abattage de milliers d'animaux) et que l'Angleterre s'est retrouvée isolée (l'Union européenne a boycotté les produits, interdit les exportations, etc), les Anglais sont sortis de la crise. La fièvre aphteuse n'a donc pas déstabilisé durablement l'Angleterre et n'aurait donc pas été rentable pour des terroristes.

De plus, en termes visuels, les attentats tels que ceux du 11 septembre sont beaucoup plus efficaces qu'une épidémie. Une attaque bioterroriste serait beaucoup plus difficile à suivre médiatiquement: il faut compter une période d'incubation et il n'est pas aisé de déterminer le début et la fin de l'attaque. Il faut reconnaître que ce qui touche le plus le spectateur, ce sont principalement les stimulus sensoriels, le bruit (celui d'une explosion, ou celui d'un corps qui tombe parterre, comme dans le cas des individus qui sautaient par les fenêtres le 11 septembre), l'image (le sang, les blessures, les cadavres), etc. De ce point de vue-là, l'explosif est beaucoup plus efficace qu'une bactérie pour attirer l'attention du public vers la cause des terroristes.

Pour ce qui est des «avantages», le plus important réside dans le type de peur produite par une telle arme. L'attaque ne se voit pas, est inodore, incolore, insonore mais est extrêmement dangereuse. En termes émotionnels, l'impact est énorme car le public doit faire face à quelque chose qu'il ne peut identifier.



En mars 1998, plusieurs hauts représentants des agences fédérales américaines se sont réunis en secret à la Maison Blanche pour une simulation secrète d'une attaque bactériologique (attaque par un virus hybride de la petite vérole et du virus de Marburg). Existe-t-il des simulations similaires au niveau européen ?

Il existe effectivement divers exercices de simulation d'attaques bioterroristes. Au niveau américain, par exemple, il existe un exercice qui s'appelle Dark Winter. Un autre exercice qui a été effectué entre les États-Unis et l'Europe a été intitulé Atlantic Storm. On y simule le largage d'un organisme pathogène et la réaction des services sanitaires, pompiers, police et des états-majors de crise.

Il existe également des exercices au niveau de la Communauté européenne et au niveau suisse.



Pensez-vous que l'Europe a atteint des niveaux de préparation suffisants face à l'éventualité de telles attaques ?

Le niveau de préparation est avant tout une question culturelle où la façon de gérer les émotions est capitale. Un niveau de préparation de base est certes nécessaire. Cependant, une fois ce niveau atteint, le succès contre de telles attaques dépendra de la gestion des émotions au sein de la société qui est touchée. Si un problème survient, un gouvernement ne va pas réagir en fonction de la menace effective, mais en fonction de la réaction de la population à cette menace.

Ce qui est donc primordial ici n'est donc pas la menace en elle-même, mais la façon dont la population va se comporter face à cette menace. Somme toute, les mesures qui sont prises ne sont là que pour rassurer le citoyen. L'important ne sera donc pas matériel, mais psychologique. La question de la préparation dépendra donc de la manière dont est abordé cet aspect.




Texte original: Jean-Marc Flükiger, "Bioterrorisme : entre fantasmes et réalités - Entretien avec David Humair", Terrorisme.net, 21.7.2005    











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