La guerre en Irak : ironie et re-présentation de l’histoire

17 septembre 2005

Assemblée nationale irakienneL

a véritable lutte au cœur de la guerre de basse intensité que connaît aujourd’hui l’Irak est celle du monde arabo-musulman : la conjonction du panarabisme et de l’islamisme face à la modernité occidentale. Réflexions.

La guerre est souvent l’occasion pour beaucoup d’invoquer l’histoire comme témoin de la justesse de leur cause, témoin commode, tant il est facile de projeter le sens des événements passés pour se parer des atours de la justice et s’assurer la victoire morale devant précéder et impliquer inéluctablement celle des armes. Ainsi, on a coutume de parler des leçons de l’histoire dont on prétendrait connaître les détails. Mais c’est sous-estimer la ruse de celle-ci et ignorer qu’elle peut se montrer capricieuse et faire preuve d’ironie.


«... En Irak, ba'assistes et islamistes se sont alliés pour empêcher l'établissement d'un régime démocratique et prospère dans ce pays. De cette lutte dépendra en grande partie l'histoire du Moyen-Orient et la stabilité du monde. »


Dans un monde où les représentations symboliques et culturelles sont au cœur même des processus stratégiques et doivent être prises en compte dans la lecture des relations internationales, afin de nuancer les approches trop rationalistes, il est important d’accompagner d’un regard critique les discours des uns et des autres et de se pencher sur le sens des événements que l’on « dévoilerait » un peu trop facilement devant nos yeux. Non que la vérité soit ailleurs, comme le proclame une série télévisée devenue célèbre, mais qu’elle échappe au regard des plus avertis, sous l’emprise de l’idéologie quelle qu’elle soit, à travers ses incarnations diverses et la rhétorique qu’elle met en œuvre.

Dans les lignes qui vont suivre, je m’attacherai à revenir sur le conflit en cours en Irak, en cherchant à montrer que le sens des événements, au-delà des références à l’histoire et à la morale, n’est pas toujours celui que l’on croit, modifiant la perception des enjeux qui sous-tendent le processus de reconstruction de l’Irak.



La référence au Vietnam

L’invasion récente de l’Irak par les pays de la coalition militaire emmenée par les Etats-Unis et la guerre de basse intensité qui a suivi ont donné lieu à essentiellement deux rhétoriques opposées.

D’un côté, il s’agirait d’une lutte sans merci contre l’islamisme, avec en ligne de mire, Al-Qaïda et ses sbires. L’enjeu énoncé est simple : éradiquer le « terrorisme international », identifié à l’expression violente de la haine anti-libérale et des forces anti-modernistes des nostalgiques du premier siècle de l’islam. Le méchant, dans un tel discours, est quant à lui personnifié par la figure machiavélique de Ben Laden, tandis qu’on puise à souhait dans l’expérience traumatisante du 11 septembre 2001 comme référence historique (et mobilisatrice) marquant à jamais la détermination de la coalition à vaincre les terroristes où qu’ils soient et, en l’occurrence, en Irak.

D’un autre côté, on nous explique qu’il faut dénoncer et combattre ce que l’on désigne comme « l’impérialisme américain ». L’enjeu « identifié » serait ici le pétrole et la soif intarissable de domination des affreux yankee, qui décidément resteront toujours des cow-boy, avec leur fâcheuse propension à faire joujou avec leurs colts et autres winchesters (furtifs ou non). Le conflit en Irak est dès lors décrit comme la « résistance acharnée » du peuple irakien contre les méchants envahisseurs américains, personnifiés par l’abominable Georges W. Bush, « debelyou » pour les connaisseurs et autres grandes plumes (où est le goudron ?) des journaux à grand tirage. Ici, la référence historique brandie par les défenseurs de la vérité, c’est le Vietnam, à travers toutes ses déclinaisons. Aussi entend-t-on fréquemment des expressions comme le bourbier irakien ou l’enlisement des Américains en Irak, tandis qu’on nous montre avec une joie non dissimulée le « cortège grandissant » des opposants à la guerre défilant devant la Maison Blanche.

Sans vouloir chercher à analyser en détail les arguments des uns et des autres et sans vouloir minimiser l’impact sur la société américaine des attentats du 11 septembre 2001 ou sa signification, ainsi que l’importance de la lutte mondiale contre l’islamisme, on comprendra vite que ces deux discours sont en réalité essentiellement de l’ordre de la rhétorique et visent un public précis, en vue d’une mobilisation des masses autour d’une volonté qui n’a malheureusement pas toujours été clairement expliquée, quel que soit le camp, laissant hélas le champ libre aux théoriciens des buts cachés et inavouables de l’autre, en particulier parmi les médias européens, qui utilisent ainsi à merveille la théorie de complot : « on vous a menti, on vous manipule mais nous, nous sommes là pour restaurer la vérité à la face du monde. »

Et pourtant, les deux discours énoncés plus hauts sont tous deux manichéens, présentant les choses en noir et blanc, sous la forme d’un clivage, certes bien facile à manipuler, en fonction du but poursuivi mais également fossoyeurs pour quiconque chercherait à comprendre les véritables enjeux de ce qui se passe en Irak depuis maintenant deux ans.

Ainsi, pour ce qui est des références historiques, celle du Vietnam n’est peut-être pas si inintéressante qu’il n’y paraît. En effet, il y a bien des ressemblances entre l’Irak et le Vietnam, mais peu les comprennent réellement. En réalité, la guerre du Vietnam fut surtout une guerre de perceptions, asymétrique diraient certains, dont le champ de bataille ne fut pas toujours celui qu’on croyait. Certes, des hommes se battaient furieusement dans la jungle impitoyable de ce pays, mais les affrontements se sont rapidement répandus à la société américaine elle-même. Il ne s’agissait pas seulement de l’opposition démocratique entre les partisans et les adversaires d’une politique gouvernementale, à travers la décision aussi dramatique que l’envoi de troupes dans une région ravagée par la guerre.

L’enjeu a atteint une dimension encore plus grande avec la remise en question du socle même des valeurs américaines et de la légitimité des Etats-Unis à travers son action dans le monde. Au-delà du champ opérationnel de l’action strictement militaire s’ajoutait celui, politique, des médias et des campus universitaires. Le conflit extérieur était devenu guerre intérieure, dont l’enjeu dépassait les objectifs tactiques ou stratégiques des responsables militaires sur le terrain, leur échappant par la même occasion.

Et c’est ici que la référence vietnamienne devient intéressante : l’Irak, assez curieusement, présente des caractéristiques similaires. Ainsi, par exemple, le conflit déborde du strict cadre opérationnel de ce pays : il se transpose peut-être avant tout à l’intérieur des Etats-Unis et, de manière plus générale (car il s’agit d’une coalition de pays démocratiques qui est présente sur le terrain), à l’intérieur du cercle même des sociétés dites libérales. Et les succès militaires des pays engagés en Irak se transforment irrémédiablement et paradoxalement en « défaite politique », par l’intermédiaire d’un processus complexe de déconstruction, à travers le jeu des perceptions façonnées par nos médias, faisant le relais des divers groupes armés qui, sur place, sont engagés dans une lutte sans issue visant à faire perdurer l’Irak dans le chaos, empêchant ainsi sa nécessaire et inéluctable reconstruction démocratique.

C’est donc la légitimité même de nos sociétés qui est remise en cause, à travers nos valeurs et les traditions philosophiques et politiques qui les sous-tendent, ainsi que nos modes d’organisation politique (l’Etat nation n’a par exemple jamais été aussi malmené, que ce soit intellectuellement ou par la violence des acteurs non étatiques et transnationaux). Quant à la presse, dans le cadre du conflit du Vietnam comme dans celui de l’Irak, elle n’est plus spectatrice des événements mais devient un acteur à part entière de la guerre, non pas volontairement, par la malice d’un rédacteur en chef en mal de puissance, mais structurellement, par la nature même d’une guerre qui a cessé de recourir aux définitions et délimitations habituelles (1).



Nationalisme et islamisme

Il y a pourtant d’autres références historiques que l’on pourrait invoquer en ce qui concerne les événements qui se déroulent actuellement en Irak : l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. L’histoire de cet ancien pays créé au lendemain de la première guerre mondiale est complexe et il n’est pas utile pour notre propos de la restituer dans son entièreté. Cependant, il est intéressant de se souvenir que le terrible conflit ethnique et parfois religieux qui accompagna son éclatement intervint après une longue montée en puissance des tensions entre les différents peuples qui le composaient. En réalité, c’est surtout la mort du sinistre maréchal Tito qui déclencha le début des hostilités. C’est que celui-ci avait régné pendant plusieurs décennies d’une main de fer sur un pays constitué de populations rivales qui, une fois le dictateur disparu, laissèrent rapidement éclater leurs oppositions et finirent par s’entretuer dans une guerre effroyable. Il fallut dès lors l’intervention de la communauté internationale pour faire cesser l’épuration ethnique et les massacres.

Certains aspects de la récente histoire de l’Irak sont comparables. L’Irak est un pays dont les frontières ont été tracées de l’extérieur, essentiellement par la Grande-Bretagne (mais en collaboration avec la France, comme en témoignent les accords Sykes-Picot de 1916), résultat du démembrement de l’empire ottoman à la suite de la première guerre mondiale. Ses frontières, évidemment artificielles (du genre tracées à la latte), englobaient (outre de nombreux puits de pétrole) une population plutôt bigarrée. Ainsi, on comptait des Arabes, des Assyro-Chaldéens, des Kurdes et des Turkmènes (2). Ces différents peuples avaient également des croyances diverses. Des chrétiens de différents rites et des musulmans essentiellement chiites (60% de la population irakienne actuelle) mais aussi sunnites.

Ici, c’est un schéma comparable à l’ex-Yougoslavie qui s’est déroulé. Le dictateur, Saddam Hussein, a perdu le pouvoir, chassé par une coalition militaire emmenée par les Américains. Du coup, la question du pouvoir revient au centre des rivalités entre des communautés ethniques et religieuses qu’une main sanguinaire et despotique avait fait taire pendant des décennies. Depuis, on assiste à une guerre civile qui curieusement n’est que rarement, pour ne pas dire jamais, désignée comme telle, tant la présence d’Américains dans la région semble obnubiler les esprits et embuer la vue.

Mais d’autres recours à l’histoire pourraient et devraient même être évoqués, éclairant différemment le sens des événements. En effet, au-delà du conflit de basse intensité, de la guerre de perceptions ou de la guerre civile, quelque chose de fondamental semble échapper aux yeux des commentateurs. Que se passe-t-il en ce moment en Irak ? Qui se bat sur le terrain ? En fait, les protagonistes sont de plus en plus clairement identifiés. Alors que les médias ont longtemps fantasmé sur « la résistance acharnée du peuple irakien » vis-à-vis des forces de la coalition militaire victorieuse de Saddam Hussein, présentées volontiers comme des forces d’occupations au bord de la débandade, les élections irakiennes et les « révélations » des otages libérés, notamment les journalistes français, ont progressivement érodé cette version des faits pour le moins imaginaire.

En réalité, nul, même parmi les plus engagés des détracteurs de l’intervention américaine en Irak, ne conteste plus qu’en face des forces anglo-américaines, soutenue par des forces irakiennes, on trouve essentiellement des groupes divers, d’appartenance sunnite, et constitués d’une part de jihadistes et, d’autre part, de nostalgiques du parti Ba’as. Autrement dit, on trouve des islamistes et d’anciens cadres du sinistre parti de Saddam Hussein, anciennement au pouvoir en Irak, en particulier des officiers et des membres des services secrets du dictateur déchu. Voilà qui est singulier et qui mériterait qu’on s’y attarde ! Car nous avons là en présence une alliance qui ne devrait pas passer inaperçue.

Ce que combattent les tombeurs de Saddam, la coalition militaire qui a renversé son régime à coup de chars d’assaut, mais aussi et surtout les Irakiens, et pas seulement leur gouvernement mais la population toute entière, ce sont les défenseurs des deux plus grands maux du monde arabe au XXème siècle, ces deux pathologies qui ont causé tant de malheur au Moyen-Orient, dont les ravages sont encore présents et dont les racines remontent en réalité au XIXème siècle, avec les tentatives vaines de modernisation de l’empire ottoman moribond, ultimes spasmes d’un géant à l’agonie. Il s’agit essentiellement du nationalisme arabe et de l’islamisme à travers leurs différentes évolutions. Car les islamistes et les ba’assistes sont les représentants des deux grands mouvements révolutionnaires (ou des deux grandes familles de révolutionnaires) au Moyen-Orient.

Ces deux mouvements puissants, antagonistes au point qu’on puisse parfois les qualifier de frères ennemis, ont pourtant des ancêtres communs et partagent de nombreuses caractéristiques, quand ils ne développent pas une structure narrative et idéologique symétrique. Le panarabisme, avatar du nationalisme arabe et l’islamisme, rejeton à la fois théologique et politique de fondamentalisme, ont tous deux leurs origines au XIXème siècle. Leur développement est profondément solidaire des vicissitudes de l’empire ottoman et ils partagent une haine commune de l’Occident et des Juifs. Au XXème siècle, ils prendront des formes diverses et des noms différents et continuent, en ce début de XXIème siècle de semer terreur et mort au Moyen-Orient et au-delà. Les ba’assistes irakiens (et syriens) et Al-Qaïda en sont, encore aujourd’hui, les descendants.



Le mythe du paradis perdu

Mais approfondissons encore ce retour sur l’histoire. Le nationalisme arabe ne se limite pas à l’épisode romanesque de Lawrence d’Arabie et aux machinations de Fayçal et de la dynastie hachémite. Au XXème siècle, il s’incarnera parfois en des figures politiques charismatiques, telles que Nasser ou Saddam Hussein. Panarabe, il donnera naissance à l’éphémère république arabe unie (RAU). Son acte le plus notable a peut-être été la création du parti Ba’as, en 1943, à Damas. Ce dernier a été essentiellement influencé par Michel Aflaq, son idéologue le plus important. Il s’agit d’une vision essentiellement militaire de l’Etat, guidé par un leader charismatique, sorte de guide de la nation ou surhomme qui ressemble étrangement au duce mussolinien ou au führer de l’Allemagne nazie. Outre un caractère d’évidence fasciste (qui s’incarnera surtout dans l’Irak de Saddam Hussein), il faut y voir l’influence marquante du nazisme sur cette idéologie. Ce sera d’ailleurs, avec le socialisme, l’une des deux grandes sources d’inspirations du ba’assisme (on sait que Saddam Hussein admirait Hitler et Staline).

Le nationalisme panarabe repose avant tout sur la volonté de restaurer l’unité de la nation arabe. Ce but politique et idéologique est indissociable au fond du mythe du paradis perdu. C’est une véritable nostalgie de la pureté qu’on peut déceler ici. Cette unité de la nation arabe, sacralisée dans le discours de tous les nationalistes arabes, est présentée comme menacée « de l’intérieur » et « de l’extérieur », d’une part par l’Occident et les Juifs (qualifiés souvent de sionistes mais surtout considérés comme les dangereux corrupteurs de l’esprit arabe) et par les régimes réactionnaires. La guerre est donc à la fois inévitable et nécessaire ! De plus, panarabisme et laïcité, s’ils sont officiellement associés, n’impliquent pas pour autant le rejet de l’islam. Ainsi, Michel Aflaq plaçait l’islam au centre de l’histoire arabe et lui donnait une grande importance dans le processus de renaissance de la nation arabe. Saddam Hussein a d’ailleurs plusieurs fois fait appel à l’islam et au jihad dans ses interventions.

Quant à l’islamisme, trop facilement identifié aujourd’hui à Ben Laden, il plonge ses racines également dans le XIXème siècle (3). Il est né du rejet des réformes ottomanes de l’époque (tanzimat) qui cherchait ainsi à se moderniser, face à la contestation croissante de sa puissance politique et militaire par ses rivaux européens et russes. De là naîtra la « salafiyya » véritable mouvement de révolte intellectuelle et religieuse cherchant à revenir à la piété originelle de l’islam, ce qu’on appelle aujourd’hui le fondamentalisme et qui donne encore actuellement la racine du mot « salafisme ». Au XXème siècle, le fondamentalisme deviendra progressivement l’islamisme. Dans cette optique, le champion toutes catégories est la Confrérie des Frères musulmans, fondée en 1928 (certains disent 1929) par Hassan Al Banna (4). Son objectif ? Etendre la bannière de l’islam sur le monde. Son plus grand représentant est le théologien Sayyid Qutb qui a été emprisonné et exécuté par le régime de Nasser (il fut pendu en 1966). Ses écrits ont une très grande autorité dans les milieux islamistes actuels. Son frère cadet, lui aussi membre de la Confrérie, a préféré fuir les persécutions nassériennes pour se réfugier en Arabie Saoudite où il a eu pour élève un certain… Oussama Ben Laden (le monde est petit !).

Si l’œuvre de Sayyid Qutb est à la fois monumentale et complexe, elle s’offre néanmoins comme une bonne introduction à la pensée islamiste moderne. Comme le nationalisme arabe, il est nostalgique d’une totalité perdue (ou imaginaire). Il s’agit ici de la Umma, la communauté des croyants, qui est selon lui divisée et qu’il faut par conséquent restaurer et défendre. Ce mythe de l’unité est en effet mis à mal dans son discours par des ennemis « intérieurs » et « extérieurs ». On voit bien le lien avec le nationalisme panarabe. Ici, les ennemis sont l’Occident, à travers le libéralisme, ce qu’il appelle l’esprit du christianisme, avec surtout la séparation de la religion et de l’Etat (5) (le plus grand danger pour l’islam, selon le penseur des Frère musulmans, c’est la séparation du sacré et du profane, de l’Eglise et de l’Etat, autrement dit, l’esprit de laïcité), le communisme (une idéologie athée), les Juifs et les Chrétiens.

Pour Sayyid Qutb, les Juifs sont en guerre contre l’islam depuis 1400 ans et n’ont d’autre choix à terme que de se convertir ou mourir. Quant aux « ennemis intérieurs », il s’agit surtout des faux musulmans, qui se laissent bercer par les sirènes de la modernité et diffusent des idées venues d’ailleurs. A ce niveau, le plus grand hérétique est Kemal Atatürk qui a aboli le califat et séparé la religion et l’Etat, introduisant (sous l’influence des Juifs évidemment !) la pire abomination pour l’islam. Au fond, pour Sayyid Qutb, c’est très simple, tout musulman est ontologiquement agressé dans ce monde et ce, dès sa naissance. La lutte totale est donc la seule issue. D’abord lutte théologique, elle devient vite bien plus et justifie le jihad pour éradiquer les « jahilites » (mot qui désigne les impies des sociétés contemporaines avant l’arrivée de Mahomet en Arabie, pour la tradition islamique) et faire triompher l’islam à travers la restauration de la communauté des croyants.

Dans les deux cas évoqués à travers les lignes qui précèdent, on a affaire à un récit totalitaire, virulemment anti-occidental, foncièrement antisémite, qui fait d’Israël et des Juifs une véritable obsession, adepte des théories du complot, justifiant le recours sans limite à la violence et versant fréquemment dans le délire obsidional. Nationalisme panarabe et islamisme procèdent structurellement de manière semblable en partant d’un mythe de l’unité ou de la pureté originaire pour définir un monde dans lequel l’altérité est un danger fondamental pour la société (la nation arabe pour les nationalistes, la communauté des croyants pour les islamistes), concluant nécessairement à une vision guerrière voire apocalyptique de l’histoire, dans la perspective d’une conclusion millénariste. Enfin, leur vision du monde est fondamentalement nihiliste tandis que la fascination de la mort reste une de leurs principales caractéristiques.



Conclusion

Ces deux grandes familles révolutionnaires ont fait en grande partie la trame de l’histoire contemporaine du Moyen-Orient. Si elles ont jusqu’ici échoué, pour des raisons diverses, elles n’en sont pas moins présentes et toujours dangereuses… Souvent mortelles aussi. Le conflit le plus médiatisé de cette région, le conflit israélo-arabe est d’ailleurs lui-même imbibé du venin des différentes manifestations de ces deux pathologies du monde arabe que nous venons d’évoquer. Enfin, le désormais fameux (et mythique) sentiment d’humiliation dans le monde arabe est hélas profondément et structurellement tributaire de ces deux grands récits.

Aussi, il n’est pas sans ironie de constater qu’aujourd’hui, en Irak, ba’assistes et islamistes se sont alliés pour empêcher coûte que coûte l’établissement d’un régime démocratique et prospère dans ce pays. Comme dans une psychanalyse où le patient voit resurgir son passé pour mieux le comprendre et le dépasser, les Irakiens sont aujourd’hui à la pointe du monde arabe et sont engagés dans une lutte décisive et sans merci. De cette lutte dépendra en grande partie l’histoire du Moyen-Orient et la stabilité du monde. Dans cette perspective, le grand danger n’est pas seulement le découragement mais aussi le déni. C’est ici que la guerre de perceptions évoquée plus haut prend toute son ampleur, à la fois dramatique et porteuse d’espoir pour une région qui n’a que trop souffert le prix du sang versé. On ne peut ici qu’acquiescer devant l’appel à la liberté de millions d’hommes et de femmes et y répondre par la conscience et la détermination.



Emmanuel Dubois  
Philosophe et enseignant  




Notes :

1. Sans doute faut-il voir ici la justification de la notion de journaliste combattant avancée par le lieutenant-colonel EMG Monnerat à travers ses divers articles.

2. Les Assyro-Chaldéens sont encore actuellement environ 1000000 en Irak. Ils étaient beaucoup plus nombreux au début du 20ème siècle. Leur disparition s’est faite parallèlement à la déchristianisation drastique de l’Irak au cours du siècle. La communauté juive a aujourd’hui quasi totalement disparu et ne compte plus qu’une trentaine de Juifs sur les quelque 120000 au début des années 50.

3. Je ne parle pas ici du cas du wahhabisme et de l’Arabie Saoudite. En réalité, si le premier est né au XVIIIème siècle, son fondateur, Mohammed Ibn Abd Al Wahhab doit avant tout être considéré comme un précurseur de l’islam politique. Quant à la naissance de l’Arabie Saoudite, elle ne date que de 1932, ce qui en fait certes le premier Etat islamiste mais ne sort pas de la logique chronologique de mon raisonnement. Par ailleurs les liens entre l’islamiste et le nationalisme arabe au sein de la doctrine officielle du premier exportateur mondial de brut sont complexes voire ambigus et débordent du domaine de cet article.

4. Dans les lignes qui suivront, je ne m’étendrai pas sur l’énumération des différentes formes d’islamisme. Elles sont légion : les groupes salafistes algériens, le Hamas, le djihad islamique palestinien, le Hezbollah… Sans oublier que l’Iran, chiite quant à lui, est un Etat dirigé depuis déjà plus d’un quart de siècle par des islamistes !

5. Pour Sayyid Qutb et pour les islamistes, l’Etat nation est une hérésie et le politique est indissociable de la religion : le politique, c’est le religieux. Sur l’organisation de l’Etat, Qutb a été profondément influencé par Al Mawdûdî, un théologien pakistanais sunnite. Celui-ci a élaboré une théorie complexe de l’organisation étatique, véritable critique du modèle démocratique libéral occidental, pour lui substituer celui de « théo-démocratie ». Paradoxalement, c’est actuellement l’Iran, pourtant chiite, qui se rapproche le plus de ce modèle politique.







Haut de page

Première page





© 1998-2005 CheckPoint
Reproduction d'extraits avec mention de la provenance et de l'auteur