De l’Europe à l’Inde : l’évolution des alliances américaines rappelle l'importance croissante de l'Orient
4 janvier 2005
omme les déploiements militaires en Asie du Sud l’ont confirmé, les Etats-Unis et l’Inde sont aujourd’hui des partenaires très proches. L’éditorialiste indien Raja Mohan en explique les raisons.
Alors que l’Europe continue à se pincer le nez devant le triomphe décisif de George W. Bush, les élites indiennes savourent tranquillement le résultat des dernières élections aux Etats-Unis. On pourrait dire que l’Inde et l’Europe ont échangé leurs places dans l’arène globale.
L’Inde faisait jadis partie des pays non-alignés, et elle était la première à critiquer Washington à n’importe quel sujet pendant la guerre froide ; aujourd’hui, elle considère l’Amérique comme un allié naturel. L’Europe, d’un autre côté, parle à présent le langage du non-alignement et estime que la politique étrangère américaine a toujours tout faux.
«... Très peu de pays dans le monde partagent le mépris pour l'ONU qu'éprouve l'administration américaine quant au maintien de la sécurité internationale, mais l'Inde est l'un d'entre eux. »
Voilà une explication franche de l’enthousiasme qu’éprouve l’Inde à l’endroit de l’administration Bush. New Delhi a traité davantage d’affaires politiques avec Washington ces 4 dernières années que pendant les 4 décennies qui ont précédé. Après presque un demi-siècle de brouille, l’Inde et les Etats-Unis se sont promptement rapprochés durant le premier mandat Bush. Que ce soit dans l’engagement à combattre le terrorisme ou l’exploration de la défense antimissile, M. Bush a trouvé un partenaire en Inde.
Un déplacement du pouvoir
Celle-ci ne désire pas perdre le rare élan en relations bilatérales avec les Etats-Unis qu’elle entretient sous la présidence Bush. L’Inde avait de bonnes raisons de redouter John Kerry. En plus de la crainte traditionnelle pour les impulsions protectionnistes des démocrates, New Delhi s’inquiétait des bruits émis par M. Kerry contre la délocalisation de services américains en Inde. Pour la première fois depuis son indépendance en 1947, l’Inde a commencé à se tailler une niche propre dans l’économie globale, et M. Kerry jetait une ombre négative sur ce développement en suggérant des actions punitives contre les sociétés US qui délocalisent en Inde.
Mais le plus important pour New Delhi est la décision stratégique prise par l’administration Bush de considérer l’Inde comme une puissance globale émergente et un partenaire potentiel dans la gestion de l’ordre global. Pour les administrations précédentes, l’Inde ne constituait qu’une partie des nuisances politiques en Asie du Sud. Le point chaud nucléaire perçu dans l’Etat du Jammu et Cachemire et le conflit plus large avec le Pakistan étaient les seuls problèmes qui attiraient l’attention politique américaine sur l’Inde. New Delhi reconnaît également que l’administration Bush, malgré la dépendance renouvelée de l’Amérique envers le Pakistan après le 11 septembre, n’a pas renoncé aux relations avec l’Inde. Clairement, il n’y aura aucun retour au jeu à somme nulle qui prévalait dans le sous-continent au temps de la guerre froide.
Une philosophie plus profonde unit l’Inde et les Etats-Unis depuis 4 ans : ce sont tous deux des puissances transformatrices. Bien avant le 11 septembre, et de manière plus aiguë ensuite, l’administration Bush a identifié le besoin de nouvelles règles afin de faire face aux menaces émergentes pour la sécurité internationale. Les outils et les doctrines du système de Yalta avaient dépassé le cap de leur utilité et devaient être reformulés, en a conclu l’administration Bush. L’Inde partageait pleinement cet avis.
Malgré ses contributions importantes aux deux guerres mondiales sous l’égide de l’Empire britannique, l’Inde a été tenue à l’écart des arrangements de Yalta – et notamment des Nations Unies. Afin d’obtenir la place qu’elle mérite dans l’ordre global, l’Inde a besoin d’une révision drastique des règles internationales, celles liées à la non-prolifération comme à la gestion de la paix et de la sécurité internationales. L’administration Bush, en poursuivant ses objectifs dans la guerre globale contre le terrorisme, est déterminée à mettre en œuvre des changements dans les domaines qui importent le plus à l’Inde. Ayant manqué le train en marche de Yalta, New Delhi ne peut que souhaiter un plein succès au Président Bush dans son entreprise de transformation de l’ordre international.
Très peu de pays dans le monde partagent le mépris pour l’ONU qu’éprouve l’administration américaine quant au maintien de la sécurité internationale, mais l’Inde est l’un d’entre eux. Elle est allée en 1948 au Conseil de sécurité pour trouver une issue à l’impasse avec le Pakistan sur le Jammu et Cachemire après la partition désordonnée du sous-continent en 1947. Bien que l’Inde n’a jamais cessé de regretter sa décision, cette expérience à l’ONU l’a vaccinée contre toute illusion au sujet de la sécurité collective dans le système international.
A l’instar des conservateurs américains qui pensent que la sécurité nationale américaine est trop importante pour être abandonnée à la politique consensuelle de la Baie des Tortues [c’est-à-dire l’ONU, note du traducteur], l’Inde souligne le fait que la paix et la stabilité du sous-continent ne peuvent pas être laissées à la merci du Conseil de sécurité de l’ONU. Alors que les diplomates indiens expriment souvent les vertus du multilatéralisme, ils ne souhaitent pas voir les forces pieuses de l’internationalisme gauchisant, vidé de tout contenu stratégique, créer un Bruxelles sur la Rive Est [soit l’emplacement des Nations Unies à New York, NDT]. Comme l’administration Bush, New Delhi ne veut pas céder la décision nationale de faire la guerre et la paix aux bureaucrates non élus d’une ONU « supranationale. » En démocratie, ces décisions doivent être prises par des Gouvernements élus, redevables à leur propre population.
Etant donné son ferme engagement envers la souveraineté nationale, l’Inde s’est sans surprise retrouvée aux côtés de l’administration Bush dans le débat global sur le Tribunal Pénal International. Les exemples d’une convergence politique indo-américaine sont nombreux pendant les années – comme des stratégies de contre-prolifération et la préemption contre des groupes et des Etats terroristes.
Ayant été la plus grande victime du terrorisme sponsorisé contre elle par un Pakistan nucléaire depuis 15 ans, l’Inde a eu peu de difficulté à comprendre les impératifs de M. Bush après le 11 septembre. Et avec ses 150 millions de musulmans, l’Inde a des enjeux importants dans le succès du projet américain de moderniser et de démocratiser le Moyen-Orient islamique.
En matière de non-prolifération, l’Inde pense que le légalisme vide du régime actuel nous mène nulle part. Une non-prolifération efficace exige de nouvelles règles que l’Inde est prête à développer aux côtés des Etats-Unis.
Mais en définissant un nouvel ordre mondial, M. Bush devra se détourner de la priorité traditionnelle de l’Amérique pour le monde euro-atlantique et reconnaître le déplacement du pouvoir vers l’Asie. New Delhi accepterait certainement de soutenir M. Bush dans la configuration d’un nouvel équilibre global qui prendrait en compte le retour de l’Inde sur la scène centrale des affaires mondiales.
Texte original: C. Raja Mohan, "From Old Europe to New Delhi", The Wall Street Journal, 19.12.04
Traduction et réécriture: Lt col EMG Ludovic Monnerat