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Kosovo: guerre exemplaire?

Par Ludovic Woets, Consultant en Défense, en Géostratégie et Intelligence Stratégique, auprès notamment du Ministère français de la Défense

30 mars 2000 (texte inédit écrit le 4 juin 1999)


Opération Allied Force: bombardier B-1 américain sur la base RAF de Fairford

Tenter d’explorer le futur des guerres, c’est partir à la recherche des formes probables, des modes d’organisation, des modes de pensée et d’agir, des systèmes d’armes concevables et opérant dans le monde de demain. Il nous faut alors porter un jugement critique sur la guerre la plus récente, c’est-à-dire revenir sur la manière dont cette guerre, ou cette action militaire collective, fut conçue, préparée, conduite et conclue. Ensuite, et seulement ensuite, prétendre en tirer une leçon sur l’avenir des guerres.

Il s’agit aussi de situer ce conflit dans le fait-guerre au travers de l’histoire ; d’en déterminer les causes, d’en extraire les caractères spécifiques innovants comme anciens. En quoi et pourquoi cette innovation ? Cette guerre peut-elle servir de balise sur ce que pourraient être les guerres futures ? Et, surtout, comment gagner ces guerres, comment gagner la guerre ?

 

Une guerre exemplaire ou atypique?

La guerre au Kosovo est-elle une guerre exemplaire ? Une guerre atypique ? Une simple reconduction de la guerre du Golfe comme certains médias ont voulu le faire croire ? De celle de la guerre en Bosnie ? Elle représente à plusieurs titres une nouvelle forme de guerre, en ce sens il s’agit d’une guerre exemplaire, c’est-à-dire que certaines de ses caractéristiques auront valeur d’exemple. Est-elle aussi annonciatrice d’un nouvel " ordre " ? D’une nouvelle ère des relations internationales ? D’un nouveau système international ? D’une nouvelle conflictualité ? Jacques Attali l’affirme d’ores et déjà : " Elle [la tragédie du Kosovo] pourrait aussi être la première guerre d’avenir, la première bataille de civilisation [le monde slave contre le monde de l’occident], opposant entre eux des pays chrétiens d’Europe, dont certains sont alliés de l’Islam, sans que l’idéologie y joue le moindre rôle. Ce serait alors l’annonce de beaucoup d’autres conflits du même type, en Europe ou ailleurs, dans lesquels des peuples s’entre-tueront pour la défense de leur identité " 1.

Y a-t-il vraiment là guerre de civilisation ? Les crises de nationalité en Europe sont à mettre en parallèle de ceux d’ethnicité en Afrique. Dans tous les cas, l’histoire et l’ethnographie se retrouvent pour cautionner des revendications et des identités que ce soit dans la région des Grands Lacs, en Bosnie, au Kosovo ou encore à la frontière de l’Ethiopie et de l’Erythrée.

 

Primakov avec Milosevic, ou l'échec de la diplomatie russe à empêcher les frappes de l'OTAN

Droits de l'homme et juste cause

Face à l’échec des négociations de Rambouillet visant à permettre un règlement pacifique de la question, pour la première fois de son histoire, l’OTAN est intervenue sans mandat juridique de l’ONU (et hors cadre juridique de son article 5, pacte de défense entre les Etats membres), voulant tirer leçon de la guerre en Bosnie et de ses atermoiements. Cette guerre apparaissait donc comme celle d’une juste cause, celle de la défense des droits de l’homme, devenue la valeur première de nos sociétés développées, comme le rappelait aussi le Président de la République Française, Jacques Chirac, dans sa première allocution télévisée sur la guerre : " La France et ses alliés ont dit non aux massacres, non à la purification ethnique, non à l’oppression, non à tout ce qui remet gravement en cause les valeurs sur lesquelles reposent notre humanisme, notre République, nos valeurs communes européennes ". De fait, les enjeux de cette guerre furent plus l’organisation du monde de demain selon certains principes fondamentaux propres aux Européens de l’Ouest et aux américains, que la conquête de nouveaux territoires, fut-ce sous l’appellation de " protectorat ".

En principe, il n’existe qu’une seule institution capable d’organiser la violation de la souveraineté d’un Etat, d’un pays, c’est l’organisation des Nations-Unies. Or, les Occidentaux, Européens et particulièrement Français, se sont attachés à dessiner le cadre d’une nouvelle légalité, celui de l’existence d’un espace européen civilisationnel se transformant en une unité supranationale souveraine. La légalité de " l’action de coercition " menée au Kosovo provient directement de cette souveraineté européenne en projet, même si les résolutions 1199 et 1203 du conseil de sécurité constituent une base juridique légitime de l’intervention.

 

Enjeu: le sort de l'Europe

Surtout, l’enjeu de la guerre au Kosovo (car il s’agissait bien d’une guerre même si l’appellation officielle fut celle, pudique, d’une " mission de coercition "), dépasse très largement le simple sort du Kosovo et des Kosovars. Le sort de l’Europe se joue au Kosovo. Tel Périclés jadis disant " Mourir pour Mégare, c’est essentiel ", aujourd’hui, le destin de l’Europe est lié désormais à celui de la guerre au Kosovo, ce qu’Edgar Morin avec prescience déclarait en 1992 : " la dislocation de l’ancienne Yougoslavie entraînerait deux périls majeurs. Le premier serait la reconstitution d’un nouveau mur retrouvant la vieille frontière Occident-Orient, et rejetant hors de " notre bonne Europe ", occidentale, catholique, germanique, confortable, " développée " les balkaniques, sous-développés, Slaves, orientaux […] Si le destin des années à venir se joue dans la lutte entre les forces de dissociation, dislocation, rupture, et les forces d’association, union, confédérations, fédérations, alors le destin futur de l’Europe se joue en Yougoslavie, puisque le destin de la Yougoslavie se joue entre association et dissociation " .2

L’objet de la guerre dans sa perception classique étant une meilleure situation de paix, au vu des résultats (effets des frappes, paix ne réglant pas les différends, …), force est de juger sévèrement les conditions et modalités de l’entrée en guerre des pays occidentaux de l’OTAN comme de la France, ainsi que sa conduite politique au sein de la coalition.

 

Manifestation anti-OTAN dans les rues de Moscou, mars 1999

Relativisation du principe de souveraineté

D’abord, il nous faut constater que nous n’étions pas agressés. Il n’existait pas, il n’existe toujours pas, de perspective d’agression de quelque sorte que ce fût à court et moyen terme provenant de cet espace balkanique, si ce n’est la vision d’une future guerre de civilisation ou d’idéologie. Nous n’avons donc pas la motivation de la légitimité d’un combat, même défensif. Dès lors, les Occidentaux et notamment la France, se sont attachés à dessiner un cadre légal (juridique), légitime (moral), celui d’un espace européen de l’Ouest (existant) et se déplaçant vers l’Est (à créer) se transformant en une entité supranationale souveraine (en devenir). La globalisation de l’économie et de la communication entraîne un recul de la primauté de la souveraineté des Etats au profit des valeurs fondamentales et communes de l’humanité (utopie), ou de l’occident (réalité). Désormais la diplomatie ne se détermine plus en fonction des seuls intérêts nationaux, mais à partir aussi de valeurs et de principes supérieurs à la conception classique des Etats, pouvant contredire le principe de la souveraineté qui devient un principe parmi d’autres.

Ensuite, il s’agit d’une guerre pour laquelle nos intérêts vitaux n’étaient en aucune manière menacés. Il convient de noter que l’engagement de nos forces armées sur un théâtre d’opérations ne relève plus d’une menace pour nos intérêts vitaux, mais de l’appréciation personnelle de nos politiques. L’engagement politique de la coalition alliée au sein de l’OTAN, puis les modalités de la participation de chaque pays comme les modalités des engagements des forces mises à disposition de l’OTAN pour la conduite de la guerre sur le continent européen, ont-ils été calculés en conformité avec les réels intérêts nationaux des différents pays membres ? La " pression du moment " n’a-t-elle pas effacé les intérêts permanents de certaines puissances européennes ? Les décideurs occidentaux n’ont-ils pas été aveuglés par une certaine médiatisation de la scène et de la situation internationale ?

De là, une guerre sans force, sans lisibilité ni conviction. Une guerre dont nous avons la responsabilité de l’engagement et dont pourtant nous doutons presque immédiatement de la légitimité du sens comme de la cohérence : efficacité des moyens engagés, pertinence de la stratégie employée.

 

Engagement du combat désengagé

La France, au long de son histoire, a élaboré un style de guerre qui lui est propre, somme de sa culture stratégique et de l’historique de ses interventions extérieures. D’où un type d’engagement militaire français, un style d’action militaire, une manière précise de faire la guerre. Or, aujourd’hui au Kosovo, les Etats-Unis ont imposé un type de conflit, un type d’engagement, et un type d’armement y répondant (avec une opération de marketing), qui tous se résument à un seul concept, celui de la guerre " zéro-mort ", qui est celui-là même de la " non-guerre " ou de son illusion (mais aussi en RFY celui non pas de battre l’adversaire mais de le contraindre à céder dans une logique de guerre d’usure). Aujourd’hui, les Américains ont déconnecté stratégie aérienne et stratégie terrestre, décalant dans l’espace et dans le temps, ces deux stratégies, d’où le concept de guerre parallèle. L’idée est d’obtenir à distance le contrôle du théâtre d’opérations par le biais de forces omniprésentes, omniscientes et omnipotentes. L’engagement au combat devient désengagé.

En apparence, nous avons fait la guerre sans la faire, séduits par l’idée d’une guerre propre, d’une guerre virtuelle, c’est-à-dire d’une guerre sans les hommes, sans l’acceptation de l’engagement guerrier et du prix du sang, sous l’effet d’un " paravent technologique ". Certes, la technologie aide notoirement les frappes aériennes (mais pas uniquement ces dernières) à limiter les dommages collatéraux. Mais c’est omettre la Nature même de la guerre qui est une opposition paroxysmique de plusieurs volontés. Pour Gagner une guerre, hier comme aujourd’hui, et très certainement demain, il faut (et faudra) montrer l’acceptation du prix du sang (le prix du sang représentant en réalité la valeur attribuée à la vie). Certes, la guerre au Kosovo est d’évidence " une guerre technologique " de par l’attente d’avantages procurés par les innovations techniques, notamment vis-à-vis de la stratégie opérationnelle. Mais aucune innovation technique ne peut prétendre produire, à elle seule, la victoire.

La guerre du Kosovo sera-t-elle celle de la fin de l’illusion du tout technologique? De l’acceptation d’une vérité militaire historique - à savoir qu’il n’y a pas de guerre sans guerriers, sans sang et violence, sans victimes ni pertes, car la guerre est avant tout l’expression d’une violence fondamentale? Croire que nous pourrions demain mener et gagner une guerre sans combattre est illusoire. L’une des nouvelles fractures du monde et très certainement l’une des plus importantes, est qu’il est des peuples et des nations qui acceptent toujours l’aventure guerrière et d’autres qui s’y refusent ou qui s’apprêtent à refuser.

 

Gagner la guerre ne signifie pas gagner la paix - soldats français de la KFOR, Mitrovica, 25.2.00

Vers l'impuissance des puissances

Quelle guerre donc au Kosovo ? Une guerre politique : réactivation des politiques, de la légitimité de l’OTAN et de l’autorité des Etats-Unis (les Américains conçoivent aujourd’hui l’OTAN comme une organisation militaire de défense des intérêts de l’occident, souhaitant un champ d’action plus vaste englobant le Caucase, l’Asie centrale, voire plus loin…). A l’inverse, l’identité slave risque fort de se réorganiser autour de la Russie.

Mais aussi une guerre éminemment personnelle : personnalisation des prises de décision, des revendications, comme de l’objectif.

Par ailleurs, ce qui est réellement important est aussi souvent mal mis en évidence : l’issue du duel (" la guerre est un duel de volontés " selon l’axiome clausewitzien), la sortie de la guerre qui répond, ou non, aux buts de guerre et donc aux fins politiques. Il ne faudrait pas que l’ensemble des décideurs politiques occidentaux se contente de penser que la victoire militaire seule garantirait la paix, ce que l’histoire militaire dément en toutes circonstances.

Cette impuissance des puissances (le refus de la bataille décisive parce que les enjeux sont fondamentaux) provient d’une part de la surestimation de la technologie, d’autre part de l’absence de manœuvre directe et indirecte, mais aussi du concept de la guerre " zéro-mort ", de la sécurité à tout prix des militaires, c’est-à-dire de leur non-exposition au feu (la mort en Occident ayant été évacuée de la vie sociale) ; qui correspond en réalité à celle, latente mais réelle, d’une paralysie stratégique future. De cette impuissance doit naître une prise de conscience courageuse, engendrant une nouvelle posture militaire et une nouvelle orientation stratégique. Il nous faudra développer de nouvelles formes de dissuasion et d’action militaire, face à des scénarios de conflits régionaux sanctuarisés : les guerres de demain.


Pr Ludovic Woets    


Le Professeur Woets, historien et géographe de formation, est consultant en Défense, en Géostratégie et Intelligence Stratégique. Il exerce depuis 1995 des fonctions de consultant auprès du Ministère français de la Défense (Etat-major des Armées EG, Etat-major des Armées RI, DAS, DGA, ), du C.H.E.A.R ainsi que pour plusieurs groupes industriels et sociétés du secteur de l’armement. Il intervient aussi en tant qu’expert et conférencier auprès de la BFCE, ACECO, et de l’APM. En 1995-1996, il a été consultant auprès du Centre d’Analyse et de Prévision du Ministère des Affaires Etrangères. Il est l’auteur d’articles et de notes géopolitiques, ainsi que d’un livre (L’Europe de la défense – Aujourd’hui et l’an 2000) à paraître chez l’Harmattan; par ailleurs, il prépare pour la fin de l’année 2000 un livre sur le devenir des guerres, et un ouvrage sur la Géopolitique du XXIe siècle.

 

Notes

  • Jacques ATTALI. L'Express. 01/04/99. In le Monde Retour
  • Edgar MORIN. Le Monde. 7 février 1992 Retour




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