L'instabilité des puissances régionales d'Asie et du Proche-Orient souligne les dangers de leur course aux missiles stratégiques
22 octobre 1999
Le récent coup d'Etat survenu au Pakistan, officiellement puissance nucléaire depuis 1998, illustre l'instabilité dont souffrent les puissances régionales d'Asie et du Proche-Orient. Or, en raison de conflits jamais réglés, de la Corée à Israël en passant par le Cachemire, toutes sont engagées dans une course aux armements qui comprennent notamment des armes de destruction de masse et des vecteurs à portée stratégique.
Dans cette prolifération de missiles, six nations possèdent des engins capables de frapper à plus de 1000 km de distance. Et leurs projets actuellement en développement portent sur des engins jusqu'à dix fois plus performants... Tour d'horizon de ce qu'un récent article nomme le "déséquilibre des terreurs".
Inde: le Prithvi contre le Pakistan
En conflit depuis sa création avec le Pakistan sur la question du Cachemire, défaite par l'armée populaire chinoise sur sa frontière nord en 1962, l'Inde a jeté les bases de son armement stratégique par un programme spatial lancé en 1967, et aboutissant en 1980 à la mise en orbite de son premier satellite. Devenue septième puissance spatiale, l'Inde a poursuivi ses efforts dans ce domaine, tout en créant en 1983 une structure de développement de missiles. A ce jour, 5 engins ont été mis au point et testés: les missiles sol-air Akash et Trishul, le projectile antichar Nag et les missiles sol-sol de courte portée Prithvi et de portée intermédiaire Agni.
Le Prithvi, premier missile balistique développé par l'Inde, a été testé le 25 février 1988; depuis lors, plus de 15 essais ont été réalisés et l'engin est entré en service dans les Forces armées indiennes en 2 versions: le Prithvi I, d'une portée de 150 km et capable d'emporter une charge de 1000 kg, et le Prithvi II, à la charge inférieure de moitié mais dont l'autonomie est portée à 250 km. Pouvant être tirés à partir d'un lanceur mobile, les Prithvi peuvent frapper plus de 50% du territoire pakistanais et emmener une charge classique ou une petite charge nucléaire, comme celle que l'Inde a testé en mai 1998. Au moins 20 exemplaires des Prithvi seraient disponibles, alors que plus d'une centaine de Prithvi I ont été commandés. Leur précision serait inférieure à 25 m.
Il est à noter qu'une version air-sol du Prithvi II, avec une charge de 650 kg, est en phase active de développement, alors qu'un Prithvi III emportant une charge réduite à 350 km serait à l'étude.
Inde: l'Agni contre la Chine
Lancé pour la première fois en mai 1989, le missile Agni constitue une exploitation du programme spatial indien: son premier étage à carburant solide est en effet celui du lanceur spatial SLV-3, alors que son deuxième étage à carburant liquide semble correspondre à un Prithvi raccourci. Haut de 18 m et pesant 7,5 tonnes, l'Agni première version emmène une charge de 1000 kg à 1500 km. Considéré par l'Inde comme un démonstrateur technologique, officiellement abandonné en 1995, l'Agni a été testé dans une seconde version le 11 avril 1999 par un tir atteignant une cible située dans le golfe du Bengale à 2000 km. Doté à présent de 2 étages à carburant solide, l'Agni 2 serait capable de frapper à 2500 km, c'est-à-dire d'atteindre des objectifs dans une importante portion de la Chine australe.
Les missiles indiens pourraient continuer à bénéficier du programme spatial. Un lanceur de satellite géostationnaire, le GSLV, est en développement intensif; transformé en missile balistique, ce qui semble également en cours de développement, il serait capable de porter à 14'000 km une charge de 2500 kg. L'Inde a bénéficié pour ce programme de certains appuis extérieurs, fournis surtout par la Russie, mais aussi par des sociétés privées allemandes.
Pakistan: le Shaheen avec la Chine
Longtemps resté dans l'ombre en raison du manque de moyens, le Pakistan a effectué en janvier 1989 une série d'essais de deux missiles indigènes, les Hatf-1 et 2, capables d'emmener une charge de 500 kg à respectivement 60 et 280 km. Propulsés par carburant solide, ces deux engins monoétages ne pouvaient donc franchir le désert indien et frapper des centres industriels, militaires ou urbains importants. Ils étaient d'abord qualifiés d'engins scientifiques.
Un progrès notable a été accompli avec l'appui de la République populaire de Chine: en 1991, une quantité indéterminée de missiles M-9 ont été livrés au Pakistan; immédiatement renommés Hatf-3, puis Shaheen 1, ces engins peuvent porter une charge de 500 kg sur plus de 700 km, et donc constituer une menace stratégique pour l'Inde. Il a toutefois fallu attendre le 15 avril 1999 pour que le premier essai du Shaheen 1 ait lieu. En 1993, la Chine a également vendu au moins 30 missiles M-11 en pièces détachées; renommés Hatf-4 et dotés d'une portée de 300 km, les M-11 semblent être assemblés et produits en série depuis 1997 au Pakistan, parallèlement au développement de l'arme nucléaire, et notamment d'une tête de 500 kg dont les premiers essais ont eu lieu en 1998.
Pakistan: le Ghauri avec la Corée
Le 6 avril 1998 a eu lieu le premier essai du missile Ghauri, par le biais d'un tir réussi de 1100 km. Pesant 16 tonnes et capable d'emporter une charge de 700 kg, le Ghauri a été proclamé par le Pakistan comme étant une production domestique. Doté de carburant liquide, il ressemble toutefois notablement au No Dong 1 produit par la Corée du Nord, et les contacts étroits établis entre les deux pays à ce sujet rendent certaine une collaboration.
Le développement de ce missile, qui peut être lancé par un lanceur mobile, a abouti au Ghauri 2, testé avec succès le 14 avril dernier, trois jours après l'essai de l'Agni 2 indien. Si la capacité d'emport n'a pas évolué, la portée maximale s'élève en revanche à 1500 km, ce qui permet au Pakistan de menacer plus de 50% du territoire de l'Inde.
L'appui de la Corée du Nord semble par ailleurs se poursuivre: les autorités indiennes ont arrêté le 25 juin 1999 un cargo nord-coréen faisant route vers le Pakistan et transportant des plans, des manuels d'instruction ainsi que des éléments de missiles. De fait, le Pakistan a annoncé ces derniers mois le développement d'un Shaheen 2 d'une portée allant de 2000 à 2400 km, capable de frapper tout le territoire indien, et dont les caractéristiques - portée, 2 étages à carburant liquide, etc. - s'approchent largement du Taepo Dong 1 nord-coréen testé en 1998.
L'étude d'un missile d'une portée similaire lancé par sous-marin a également commencé, même si le Pakistan ne dispose pour l'heure d'aucun bâtiment capable de le lancer.
Iran: les appuis chinois et coréens
Les premiers missiles en possession de l'Iran ont été achetés à la Corée du Nord: une centaine de Scud B (1000 kg à 300 km) en 1987, désignés Shahab-1, puis près de 200 Scud C (700 kg à 500 km) Shahab-2 à partir de 1991. D'après certaines sources, 250 Scud seront tirés sur l'Irak durant la guerre entre les deux nations, l'Union soviétique ayant également fourni une importante quantité de missiles; le 11 juin dernier, l'Iran a d'ailleurs tiré plusieurs Scuds sur une base irakienne occupée par des opposants au régime de Téhéran.
Suite aux pressions américaines contre ces livraisons, l'Iran se lance au début des années 90 dans la production de missiles balistiques, à l'aide d'installations industrielles construites par la Chine et la Corée du Nord. Cette production, qui consiste surtout en l'assemblage de composants livrés, aboutit en 1991 aux essais en vol de deux missiles: l'Iran 700 (500 kg à 700 km) et Tondar 68 (500 kg à 1000 km), tous deux basés sur le missile chinois M-9. Dépendant fortement de l'appui de la Chine, ces deux programmes n'ont depuis lors pas donné lieu à de nouveaux tests. L'influence américaine semble avoir dissuadé la Chine d'exporter purement et simplement les M-9.
Iran: un missile intercontinental
C'est en juillet 1998 qu'un nouveau test en vol est effectué, celui du missile Shahab-3, un dérivé du No Dong 1 nord-coréen, dont l'Iran a d'ailleurs participé financièrement au développement. Livré avec trois ans de retard, suite encore une fois à des pressions américaines sur la Corée du Nord, le Shahab-3 a commencé à être assemblé en Iran dès 1996. Capable d'emmener à 1300 km une charge allant de 700 à 1000 kg, le Shahab-3 devrait entrer en service dans les mois à venir. Il permet à l'Iran d'atteindre tous les pays du Proche-Orient, y compris Israël; même si l'Iran ne détient pas d'armes nucléaires stratégiques, les stocks issus de la guerre avec l'Irak lui laissent au moins 2000 tonnes de toxiques chimiques de combat.
Mais Téhéran voit plus loin. Le 7 février 1999, l'Iran a annoncé le test du moteur de la fusée Shahab-4, prétendument destinée à devenir un lanceur spatial civil. Mais le Shahab-4 est considéré par de nombreux experts comme une arme supplémentaire, puisqu'il est basé sur le missile russe SS 4 et que les ingénieurs iraniens bénéficient du soutien des sociétés russes parmi les plus prestigieuses; les Etats-Unis ont d'ailleurs imposé en 1998 des sanctions à 7 de ces firmes. Le Shabab-4 serait capable de porter une charge de 1000 kg à plus de 2000 km.
Enfin, un missile Shahab-5 d'une portée de 5500 km serait également en développement. Basé sur le Taepo Dong 2 nord-coréen, il permettrait à l'Iran de disposer d'une arme intercontinentale dans un délai allant de 5 à 10 ans.
Arabie saoudite: le CSS-2 chinois
L'Arabie saoudite ne dispose d'aucune capacité de production de missile balistique et n'affiche aucune intention d'en développer une. Elle dispose en revanche d'un important pouvoir d'achat: en 1986, elle a acheté pour 3,5 milliards de dollars 60 missiles CSS-2 à la Chine, tout en assurant aux Etats-Unis son intention de ne jamais les équipés de têtes nucléaires ou chimiques. Opérationnels vers le milieu de 1990, ces missiles n'ont pas été employés durant la guerre du Golfe en raison de leur imprécision notable - 2,5 km d'erreur circulaire probable -, ce qui laisse de profonds doutes quant à leur efficacité sans charge ABC.
Le CSS-2 chinois, conçu dans les années 60 comme arme nucléaire, peut porter une charge conventionnelle de 2000 kg à 2500 km, ce qui fournit à l'Arabie Saoudite l'arme à la portée la plus grande dans tout le Proche-Orient. Son remplacement par des missiles plus récents et plus précis semble toutefois être à l'ordre du jour.
Israël: les Jerichos dissuasifs
Israël est la seule puissance spatiale et nucléaire du Proche-Orient. C'est dans la seconde moitié des années 60 que l'Etat hébreu cherche à acquérir des missiles balistiques comme moyen majeur de dissuasion. La société française Dassault réalise ainsi le missile MD 620, et l'embargo de 1967 n'empêche pas Israël de mettre l'année suivante au point le Jericho 1, qui en est fortement inspiré, capable de frapper à 560 km avec une charge de 1000 kg. Parallèlement, Israël développe en grand secret l'arme nucléaire, et ce n'est qu'en 1989 qu'un rapport de la DIA indique que les Jericho 1 disposent de têtes nucléaires et conventionnelles.
Le premier test du Jericho 2, une version améliorée développée sans appui extérieur, survient en mai 1987: un missile atteint une cible en Méditerranée éloignée de 850 km. En septembre 1989, un autre Jericho 2 franchit 1300 km; à sa mise en service, le missile semble être capable de transporter une charge de 1000 kg à près de 1500 km. Malgré des tests de tir à longue portée effectués en Afrique du Sud, aucun développement des Jerichos ne semble depuis lors avoir pris forme.
Toutefois, le lanceur spatial Shavit - qui permet à Israël de devenir en 1988 la huitième puissance spatiale - dispose de capacités encore supérieures: selon des calculs effectués en 1990 par un physicien américain, sa transformation en missile balistique lui permettrait de transporter une charge de 775 kg à plus de 4000 km, et ainsi de couvrir la totalité du Moyen-Orient et une part importante de l'ex-Union soviétique.
Corée du Nord: l'appui russe
C'est en 1976 que la Corée du Nord obtient ses premiers missiles balistiques de courte portée, des Scud B fournis par l'Egypte en échange de l'appui coréen durant la guerre du Yom Kippour. Quelques années plus tard, la Corée est capable d'en produire 8 à 12 copies par an et les vend à l'Iran. En 1988, elle met au point le Scud C, en produit de 4 à 8 par mois, et en vend à l'Iran et à la Syrie. Appelés respectivement Hwasong 5 et 6, ces missiles permettent aux nord-coréens de couvrir toute la péninsule.
Avec l'appui du bureau d'étude russe Makeyev, concepteur des Scud et de la plupart des missiles balistiques embarqués sur les sous-marins soviétiques, la Corée du Nord conçoit par ailleurs dès 1988 un missile dérivé des SS-N-4 et SS-N-5, eux-mêmes succédanés des Scuds: le No Dong. Repéré sur un pas de lancement dès 1990, le No Dong 1 - également appelé Scud D - subit son premier test en vol en mai 1993 en franchissant 500 km. Haut de 17 m et d'un poids estimé à 16 tonnes, le No Dong 1 est capable d'emmener à 1300 km une charge allant de 700 à 1000 kg. Son erreur circulaire probable à portée maximale semble toutefois devoir osciller entre 2 et 4 km. La commission du Congrès américain pour évaluer la menace des missiles balistiques, ou commission Rumsfeld, a jugé en 1998 le No Dong 1 opérationnel.
Corée: un missile intercontinental
Le développement du No Dong a mené au missile Taepo Dong, dont la première version a été testée le 31 août 1998 par un vol de plus de 1300 km au-dessus du Japon; à cette occasion, la Corée du Nord avait annoncé avoir mis en orbite en satellite, mais aucune information n'est venu corroborer cette version. Apparemment constitué de deux étages similaires respectivement aux No Dong 1 et Scud C, le Taepo Dong 1 serait capable de transporter une charge de 700 à 1000 kg à une distance de 2200 à 2600 km. Le rapport Rumsfeld estime que la Corée fournit d'importants efforts sur les Taepo Dong.
Une seconde version est en effet en développement: le Taepo Dong 2, assemblage d'un premier étage rassemblant 4 chambres de combustion du No Dong et d'un second similaire là encore au No Dong, serait ainsi capable d'emmener une charge comparable à une distance entre 3750 et 6000 km, et ainsi de frapper les Etats-Unis. Les mises en service des Taepo Dong 1 et 2 peuvent survenir respectivement en 2000 et 2003, toujours selon le rapport Rumsfeld.
La question de la mise au point de l'arme nucléaire nord-coréenne n'est pas élucidée. Plusieurs indications montrent toutefois que les Coréens tentent depuis 1990 d'obtenir du plutonium à l'aide d'un réacteur nucléaire expérimental alors fourni par l'Union soviétique.
Plt Ludovic Monnerat
Tableau récapitulatif des
missiles balistiques